Au pied de ce gibet, un homme debout regardait la barque venir.
– C’est Roudic, dit le chanteur, et de son creux le plus creux, il poussa un hurrah formidable, qui s’entendit même au milieu de tout ce train de chaudronnerie.
– C’est toi, cadet?
– Sacrebleu! oui, c’est moi… Est-ce qu’il y a deux notes comme la mienne sous la calotte des cieux?
La barque accosta. Les deux frères sautèrent dans les bras l’un de l’autre et se donnèrent une terrible accolade.
Ils se ressemblaient. Mais Roudic était beaucoup plus âgé et manquait de cet embonpoint dont les roulades et les tenues gratifient si vite les acteurs de chant. Au lieu de porter la barbe fourchue de son frère, il était rasé, tanné, et son béret de marin, un béret de laine bleue tout passé, recouvrait une vraie face de Breton, hâlée par la mer et taillée dans le roc, avec de tout petits yeux et un regard très fin, aiguisé par les travaux minutieux de l’ajustage.
– Et chez toi, comment va-t-on? demandait Labassindre… Clarisse, Zénaïde, tout le monde?
– Tout le monde va bien, Dieu merci! Ah! ah! voilà notre nouvel apprenti. Il est gentil tout plein, ce petit gars… Seulement il n’a pas l’air fort.
– Fort comme un bœuf, mon cher, et garanti par les premiers médecins de Paris.
– Tant mieux, alors, car le métier est rude chez nous. Et maintenant, si vous voulez, allons voir le directeur.
Ils suivirent une longue allée de très beaux arbres, qui bientôt se changea en une rue de petite ville bordée de maisons blanches, proprettes et toutes pareilles. C’est là qu’habite une partie des employés de l’usine, les maîtres, les premiers ouvriers. Les autres se logent sur la rive opposée, à la Montagne ou à la Basse Indre.
À cette heure, tout était silencieux, la vie et le mouvement concentrés dans l’usine; et sans le linge qui séchait aux fenêtres, des pots de fleurs rangés près des vitres, un cri d’enfant, la cadence d’un berceau sortant de quelque porte entr’ouverte, on aurait pu croire le quartier inhabité.
– Ah! le drapeau est baissé, dit le chanteur comme ils arrivaient à la porte des ateliers… M’en a-t-il fait des peurs, ce sacré drapeau.
Et il expliqua à son vieux Jack que cinq minutes après l’arrivée des ouvriers pour le travail, le drapeau de l’entrée descendu de son mât annonçait que les portes de l’usine étaient closes. Tant pis pour les retardataires; ils étaient marqués comme absents, et, à la troisième absence, expédiés.
Pendant qu’il donnait ces explications, son frère s’entendait avec le portier-consigne, et ils étaient admis à pénétrer dans l’établissement. C’était un tapage effroyable, ronflements, sifflements, grincements, qui variaient sans s’atténuer, se répondaient d’une foule de grandes halles à toits triangulaires, espacées sur un terrain en pente que sillonnaient de nombreux railways.
Une ville en fer.
Les pas sonnaient sur des plaques de métal incrustées au sol. On marchait parmi des entassements de fer en barre, de gueuses de fonte, de lingots de cuivre, entre des rangées de canons de rebut apportés là pour être remis à la fonte, rouillés à l’extérieur, tout noirs en dedans et comme fumant encore, vieux maîtres du feu et qui allaient périr par le feu.
Roudic, au passage, indiquait les différents quartiers de l’établissement: «Voilà la halle de montage… les ateliers du grand tour, du petit tour… la chaudronnerie, les forges, la fonderie…» Il lui fallait crier, tellement le bruit était assourdissant.
Jack, ahuri, regardait avec surprise, les portes des ateliers étant presque toutes ouvertes à cause de la chaleur, un grouillement de bras levés, de têtes noircies, de machines en mouvement dans une ombre d’antre, profonde et sourde, qu’une lueur rouge éclairait par saccades.
Des bouffées de chaleur, des odeurs de houille, de terre glaise brûlée, de fer en combustion, sortaient de là avec une impalpable poussière noire, aiguisée, brûlante, gardant au soleil un scintillement métallique, cet éclat de la houille qui pourrait devenir diamant. Mais ce qui faisait le caractère vif, pressé, haletant, de tout ce grand travail, c’était un ébranlement perpétuel du sol et de l’air, une trépidation continue, quelque chose comme l’effort d’une bête énorme qu’on aurait emprisonnée sous l’usine et dont ces cheminées béantes auraient craché tout autour la respiration brûlante et la plainte. De peur de paraître trop novice, Jack n’osait pas demander ce qui faisait ce bruit-là, qui, de loin déjà, l’avait impressionné.
Tout à coup ils se trouvèrent en face d’un ancien château du temps de la Ligue, sombre, flanqué de grosses tours, et dont les briques, noircies par la fumée de l’usine, avaient perdu leur éclat primitif.
– Nous voici à la direction, dit Roudic.
Et s’adressant à son frère:
– Est-ce que tu montes?
– Je crois bien. Je ne suis pas fâché de revoir le «Singe» et de lui montrer que, malgré ses prédictions, on est devenu quelque chose d’un peu chic.
Il se carrait dans sa veste de velours, fier de ses bottes jaunes et de sa valise en bandoulière. Roudic ne lui fit pas la moindre observation, mais il paraissait gêné.
Ils passèrent sous la poterne basse, pénétrèrent dans les vieux bâtiments, une foule de petites pièces irrégulières, mal éclairées, où des commis écrivaient sans lever la tête. Dans la dernière salle, un homme d’un aspect sévère et froid était assis à un bureau sous le jour d’une haute fenêtre.
– Ah! c’est vous, père Roudic!
– Oui, monsieur le directeur, je viens vous présenter le nouvel apprenti et vous remercier de…
– Le voilà donc ce petit prodige. Bonjour, mon garçon! Il paraît que nous avons une vraie vocation pour la mécanique. C’est très bien, cela.
Puis, après avoir regardé l’enfant plus attentivement:
– Dites donc, Roudic! il n’a pas l’air solide, ce gamin-là. Est-ce qu’il est malade?
– Non, monsieur le directeur. On m’assure au contraire qu’il est d’une force étonnante.
– Étonnante, répéta Labassindre en s’avançant; et, devant le regard surpris du directeur, il crut devoir lui rappeler qui il était, qu’il avait quitté l’usine depuis six ans pour entrer au théâtre de Nantes, et de là à l’Opéra de Paris.
– Oh! je me souviens parfaitement de vous, dit le directeur d’un ton tout à fait indifférent; et tout de suite il se leva comme pour couper court à la conversation.
– Emmenez votre apprenti, père Roudic, et tâchez de nous en faire un bon ouvrier. Avec vous, je ne suis pas en peine.
Le chanteur, vexé d’avoir manqué son effet, sortit très penaud. Roudic resta le dernier dans le bureau et échangea quelques mots à voix basse avec son chef. Après quoi, les deux hommes et l’enfant redescendirent, diversement impressionnés. Jack méditait ces mots «il n’est pas assez fort,» que chacun lui répétait depuis son arrivée; Labassindre digérait son humiliation; l’ajusteur, lui aussi, semblait préoccupé.
Quand ils furent dehors:
– Est-ce qu’il t’a dit quelque chose de vexant?… demanda Labassindre à son frère: Il a l’air encore plus chien que de mon temps.
Roudic secoua la tête avec tristesse:
– Mais non. Il me parlait de Charlot, le fils de notre pauvre sœur, qui est en train de nous donner bien du tourment.
– Le Nantais vous donne du tourment? demanda le chanteur. Qu’est-ce qu’il y a donc?
– Il y a que depuis que la mère est morte, c’est devenu un riboteur fini, qu’il joue, qu’il boit, qu’il a des dettes. Pourtant il gagne de belles journées à l’atelier de dessin. Il n’y a pas un dessinandier pareil dans Indret. Mais qu’est-ce que tu veux? Il mange tout avec ses cartes. Il faut croire que c’est plus fort que lui; car enfin, ici, tout le monde s’en est mêlé, le directeur, moi, ma femme, rien n’y fait. Il pleure, il se désole, promet de ne plus recommencer; puis, sitôt la paye touchée, crac! il file sur Nantes et va jouer. J’ai déjà payé bien des fois pour lui. Mais maintenant, je ne peux plus. J’ai mon ménage, tu comprends! puis, voilà Zénaïde qui se fait grande, il va falloir l’établir. Pauvre fille! Quand je pense que j’avais eu idée de la marier avec son cousin. Elle serait heureuse à présent. D’ailleurs, c’est elle qui n’en a pas voulu, malgré qu’il soit très beau garçon et enjôleur comme il n’est pas possible. Ah! les femmes ont plus de bon sens que nous… Enfin, voilà. En ce moment, nous essayons de le faire partir pour l’arracher à ses mauvaises connaissances. Le directeur me disait justement qu’il venait de lui trouver une place à Guérigny, dans la Nièvre. Mais je ne sais pas si le gaillard voudra y aller. Il doit avoir quelque relation par ici, et c’est ça qui le tient. Tu ne sais pas, cadet? tu devrais lui en parler, toi, ce soir. Il t’écouterait peut-être.
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