Dix minutes après, elle revint accompagnée d'une Hospitalière dont le voile était rabattu tout entier sur son visage.
C'était Diane, qui avait déjà pris l'habit de l'ordre.
Le duc remercia la supérieure, offrit un escabeau à la dame étrangère, s'assit lui-même, et la supérieure partit en fermant de sa main les portes du parloir désert et sombre.
– Madame, dit alors Joyeuse sans autre préambule, vous êtes la dame de la rue des Augustins, cette femme mystérieuse que mon frère, M. le comte du Bouchage, aime follement et mortellement.
L'Hospitalière inclina la tête pour répondre, mais elle ne parla pas.
Cette affectation parut une incivilité à Joyeuse; il était déjà fort mal disposé envers son interlocutrice; il continua:
– Vous n'avez pas supposé, madame, qu'il suffît d'être belle, ou de paraître belle, de n'avoir pas un cœur caché sous cette beauté, de faire naître une misérable passion dans l'âme d'un jeune homme et de dire un jour à cet homme: Tant pis pour vous si vous avez un cœur, je n'en ai pas, et ne veux pas en avoir.
– Ce n'est pas cela que j'ai répondu, monsieur, et vous êtes mal informé, dit l'Hospitalière, d'un ton de voix si noble et si touchant que la colère de Joyeuse en fut un moment affaiblie.
– Les termes ne font rien au sens, madame; vous avez repoussé mon frère, et vous l'avez réduit au désespoir.
– Innocemment, monsieur, car j'ai toujours cherché à éloigner de moi M. du Bouchage.
– Cela s'appelle le manège de la coquetterie, madame, et le résultat fait la faute.
– Nul n'a le droit de m'accuser, monsieur; je ne suis coupable de rien; vous vous irritez contre moi, je ne répondrai plus.
– Oh! oh! fit Joyeuse en s'échauffant par degrés, vous avez perdu mon frère, et vous croyez vous justifier avec cette majesté provocatrice; non, non, la démarche que je fais doit vous éclairer sur mes intentions; je suis sérieux, je vous le jure, et vous voyez, au tremblement de mes mains et de mes lèvres, que vous aurez besoin de bons arguments pour me fléchir.
L'Hospitalière se leva.
– Si vous êtes venu pour insulter une femme, dit-elle avec le même sang-froid, insultez-moi, monsieur; si vous êtes venu pour me faire changer d'avis, vous perdez votre temps: retirez-vous.
– Ah! vous n'êtes pas une créature humaine, s'écria Joyeuse exaspéré, vous êtes un démon!
– J'ai dit que je ne répondrais plus; maintenant ce n'est point assez, je me retire.
Et l'Hospitalière fit un pas vers la porte.
Joyeuse l'arrêta.
– Ah! un instant! Il y a trop longtemps que je vous cherche pour vous laisser fuir ainsi; et puisque je suis parvenu à vous joindre, puisque votre insensibilité m'a confirmé dans cette idée, qui m'était déjà venue, que vous êtes une créature infernale, envoyée par l'ennemi des hommes pour perdre mon frère, je veux voir ce visage sur lequel l'abîme a écrit ses plus noires menaces, je veux voir le feu de ce regard fatal qui égare les esprits. À nous deux, Satan!
Et Joyeuse, tout en faisant le signe de la croix d'une main, en manière d'exorcisme, arracha de l'autre le voile qui couvrait le visage de l'Hospitalière; mais celle-ci, muette, impassible, sans colère, sans reproche, attachant son regard doux et pur sur celui qui l'outrageait si cruellement:
– Oh! monsieur le duc, dit-elle, ce que vous faites là est indigne d'un gentilhomme!
Joyeuse fut frappé au cœur: tant de mansuétude amollit sa colère, tant de beauté bouleversa sa raison.
– Certes, murmura-t-il après un long silence, vous êtes belle, et Henri a dû vous aimer; mais Dieu ne vous a donné la beauté que pour la répandre comme un parfum sur une existence attachée à la vôtre.
– Monsieur, n'avez-vous point parlé à votre frère? ou si vous lui avez parlé, il n'a point jugé à propos de vous faire son confident; sans cela il vous eût raconté que j'ai fait ce que vous dites: j'ai aimé, je n'aimerai plus; j'ai vécu, je dois mourir.
Joyeuse n'avait pas cessé de regarder Diane; la flamme de ces regards tout-puissants s'était infiltrée jusqu'au fond de son âme, pareille à ces jets de feu volcaniques qui fondent l'airain des statues rien qu'en passant auprès d'elles.
Ce rayon avait dévoré toute matière dans le cœur de l'amiral; l'or pur bouillonnait seul, et ce cœur éclatait comme le creuset sous la fusion du métal.
– Oh! oui, dit-il encore une fois d'une voix plus basse et en continuant de fixer sur elle un regard où s'éteignait de plus en plus le feu de la colère; oh! oui, Henri a dû vous aimer… Oh! madame, par pitié, à genoux, je vous en supplie, madame, aimez mon frère!
Diane resta froide et silencieuse.
– Ne réduisez pas une famille à l'agonie, ne perdez pas l'avenir de notre race, ne faites pas mourir l'un de désespoir, les autres de regret.
Diane ne répondait pas et continuait de regarder tristement ce suppliant incliné devant elle.
– Oh! s'écria enfin Joyeuse en étreignant furieusement son cœur avec une main crispée; oh! ayez pitié de mon frère, ayez pitié de moi-même! Je brûle! ce regard m'a dévoré!… Adieu, madame, adieu!
Il se releva comme un fou, secoua ou plutôt arracha les verrous de la porté du parloir, et s'enfuit éperdu jusqu'à ses gens, qui l'attendaient au coin de la rue d'Enfer.
XCI Son altesse monseigneur le duc de Guise
Le dimanche, 10 juin, à onze heures environ, toute la cour était rassemblée dans la chambre qui précédait le cabinet où, depuis sa rencontre avec Diane de Méridor, le duc d'Anjou se mourait lentement et fatalement.
Ni la science des médecins, ni le désespoir de sa mère, ni les prières ordonnées par le roi, n'avaient conjuré l'événement suprême.
Miron, le matin de ce 10 juin, déclara au roi que la maladie était sans remède, et que François d'Anjou ne passerait pas la journée.
Le roi affecta de manifester une grande douleur, et, se tournant vers les assistants:
– Voilà qui va donner bien des espérances à mes ennemis, dit-il.
À quoi la reine-mère répondit:
– Notre destinée est dans les mains de Dieu, mon fils.
À quoi Chicot, qui se tenait humble et contrit près de Henri III, ajouta tout bas:
– Aidons Dieu quand nous pouvons, sire.
Néanmoins, le malade perdit, vers onze heures et demie, la couleur et la vue; sa bouche, ouverte jusqu'alors, se ferma; le flux de sang qui, depuis quelques jours, avait effrayé tous les assistants comme autrefois la sueur de sang de Charles IX, s'arrêta subitement, et le froid gagna toutes les extrémités.
Henri était assis au chevet du lit de son frère.
Catherine tenait, dans la ruelle, une main glacée du moribond.
L'évêque de Château-Thierry et le cardinal de Joyeuse disaient les prières des agonisants, que tous les assistants répétaient, agenouillés et les mains jointes.
Vers midi, le malade ouvrit les yeux; le soleil se dégagea d'un nuage et inonda le lit d'une auréole d'or.
François, qui n'avait pu jusque-là remuer un seul doigt, et dont l'intelligence avait été voilée comme ce soleil qui reparaissait, François leva un bras vers le ciel avec le geste d'un homme épouvanté.
Il regarda autour de lui, entendit les prières, sentit son mal et sa faiblesse, devina sa position, peut-être parce qu'il entrevoyait déjà ce monde obscur et sinistre où vont certaines âmes après qu'elles ont quitté la terre.
Alors il poussa un cri et se frappa le front avec une force qui fit frémir toute l'assemblée.
Puis fronçant le sourcil comme s'il venait de lire en sa pensée un des mystères de sa vie:
– Bussy! murmura-t-il; Diane!
Ce dernier mot, nul ne l'entendit que Catherine, tant le moribond l'avait articulé d'une voix affaiblie.
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