– Prince, voilà un coureur qui fera vingt lieues en quatre heures, si vous le voulez.
Puis, se retournant vers ses hommes:
– Allons, messieurs, dit-il, suivez-moi; en avant ceux qui ne veulent pas tourner le dos!
Et il piqua vers l'ennemi avec une seconde grimace plus affreuse que la première.
Il croyait trouver des hommes, il trouva de l'eau; j'avais prévu la chose, moi: Saint-Aignan et ses paladins y sont restés.
S'il m'eût écouté, au lieu de faire cette vaillantise inutile, nous l'aurions à cette table, et il ne ferait pas à cette heure une troisième grimace plus laide probablement encore que les deux premières.
Un frisson d'horreur parcourut le cercle des assistants.
– Ce misérable n'a pas de cœur, pensa Henri. Oh! pourquoi son malheur, sa honte et surtout sa naissance le protègent-ils contre l'appel qu'on aurait tant de bonheur à lui adresser!
– Messieurs, dit à voix basse Aurilly qui sentit le terrible effet produit au milieu de cet auditoire de gens de cœur par les paroles du prince, vous voyez comme monseigneur est affecté, ne faites donc point attention à ses paroles: depuis le malheur qui lui est arrivé, je crois qu'il a vraiment des instants de délire.
– Et voilà, dit le prince en vidant son verre, comment Saint-Aignan est mort et comment je vis; au reste, en mourant, il m'a rendu un dernier service: il a fait croire, comme il montait mon cheval, que c'était moi qui étais mort; de sorte que ce bruit s'est répandu non seulement dans l'armée française, mais encore dans l'armée flamande, qui alors s'est ralentie à ma poursuite; mais rassurez-vous, messieurs, nos bons Flamands ne porteront pas la chose en paradis; nous aurons une revanche, messieurs, et sanglante même, et je me compose depuis hier, mentalement du moins, la plus formidable armée qui ait jamais existé.
– En attendant, monseigneur, dit Henri, Votre Altesse va prendre le commandement de mes hommes; il ne m'appartient plus à moi, simple gentilhomme, de donner un seul ordre là où est un fils de France.
– Soit, dit le prince, et je commence par ordonner à tout le monde de souper, et à vous particulièrement, monsieur du Bouchage, car vous n'avez pas même approché de votre assiette.
– Monseigneur, je n'ai pas faim.
– En ce cas, du Bouchage, mon ami, retournez visiter vos postes. Annoncez aux chefs que je vis, mais priez-les de ne pas s'en réjouir trop hautement, avant que nous n'ayons gagné une meilleure citadelle ou rejoint le corps d'armée de notre invincible Joyeuse, car je vous avoue que je me soucie moins que jamais d'être pris, maintenant que j'ai échappé au feu et à l'eau.
– Monseigneur, Votre Altesse sera obéie rigoureusement, et nul ne saura, excepté ces messieurs, qu'elle nous fait l'honneur de demeurer parmi nous.
– Et ces messieurs me garderont le secret? demanda le duc.
Tout le monde s'inclina.
– Allez à votre visite, comte.
Du Bouchage sortit de la salle.
Il n'avait fallu, comme on le voit, qu'un instant à ce vagabond, à ce fugitif, à ce vaincu, pour redevenir fier, insouciant et impérieux.
Commander à cent hommes ou à cent mille, c'est toujours commander; le duc d'Anjou en eût agi de même avec Joyeuse. Les princes ne demandent jamais ce qu'ils croient mériter, mais ce qu'ils croient qu'on leur doit.
Tandis que du Bouchage exécutait l'ordre avec d'autant plus de ponctualité qu'il voulait paraître moins dépité d'obéir, François questionnait, et Aurilly, cette ombre du maître, laquelle suivait tous ses mouvements, questionnait aussi.
Le duc trouvait étonnant qu'un homme du nom et du rang de du Bouchage eût consenti à prendre ainsi le commandement d'une poignée d'hommes, et se fût chargé d'une expédition aussi périlleuse. C'était en effet le poste d'un simple enseigne et non celui du frère d'un grand-amiral.
Chez le prince tout était soupçon, et tout soupçon avait besoin d'être éclairé.
Il insista donc, et apprit que le grand-amiral, en mettant son frère à la tête de la reconnaissance, n'avait fait que céder à ses pressantes instances.
Celui qui donnait ce renseignement au duc, et qui le donnait sans mauvaise intention aucune, était l'enseigne des gendarmes d'Aunis, lequel avait recueilli du Bouchage, et s'était vu enlever son commandement, comme du Bouchage venait de se voir enlever le sien par le duc.
Le prince avait cru apercevoir un léger sentiment d'irritabilité dans le cœur de l'enseigne contre du Bouchage, voilà pourquoi il interrogeait particulièrement celui-ci.
– Mais, demanda le prince, quelle était donc l'intention du comte, qu'il sollicitait avec tant d'instance un si pauvre commandement?
– Rendre service à l'armée d'abord, dit l'enseigne, et de ce sentiment je n'en doute pas.
– D'abord, avez-vous dit?- quel est l'ensuite , monsieur?
– Ah! monseigneur, dit l'enseigne, je ne sais pas.
– Vous me trompez ou vous vous trompez vous-même, monsieur; vous savez.
– Monseigneur, je ne puis donner, même à Votre Altesse, que les raisons de mon service.
– Vous le voyez, dit le prince en se retournant vers les quelques officiers demeurés à table, j'avais parfaitement raison de me tenir caché, messieurs, puisqu'il y a dans mon armée des secrets dont on m'exclut.
– Ah! monseigneur, reprit l'enseigne, Votre Altesse comprend bien mal ma discrétion; il n'y a de secrets qu'en ce qui concerne M. du Bouchage; ne pourrait-il pas arriver, par exemple, que tout en servant l'intérêt général, M. Henri eût voulu rendre service à quelque parent ou à quelque ami, en le faisant escorter?
– Qui donc est ici parent ou ami du comte? Qu'on le dise; voyons, que je l'embrasse!
– Monseigneur, dit Aurilly en venant se mêler à la conversation avec cette respectueuse familiarité dont il avait pris l'habitude, monseigneur, je viens de découvrir une partie du secret, et il n'a rien qui puisse motiver la défiance de Votre Altesse. Ce parent que M. du Bouchage voulait faire escorter, eh bien!…
– Eh bien! fit le prince, achève, Aurilly.
– Eh bien! monseigneur, c'est une parente.
– Ah! ah! ah! s'écria le duc, que ne me disait-on la chose tout franchement? Ce cher Henri!… Eh! mais, c'est tout naturel… Allons, allons, fermons les yeux sur la parente, et n'en parlons plus.
– Votre Altesse fera d'autant mieux, dit Aurilly, que la chose est des plus mystérieuses.
– Comment cela?
– Oui, la dame, comme la célèbre Bradamante dont j'ai vingt fois chanté l'histoire à Votre Altesse, la dame se cache sous des habits d'homme.
– Oh! monseigneur, dit l'enseigne, je vous en supplie; M. Henri m'a paru avoir de grands respects pour cette dame, et, selon toute probabilité, en voudrait-il aux indiscrets.
– Sans doute, sans doute, monsieur l'enseigne; nous serons muet comme des sépulcres, soyez tranquille; muet comme le pauvre Saint-Aignan; seulement, si nous voyons la dame, nous tâcherons de ne pas lui faire de grimaces. Ah! Henri a une parente avec lui, comme cela tout au milieu des gendarmes? et où est-elle, Aurilly, cette parente?
– Là-haut.
– Comment! là-haut, dans cette maison-ci?
– Oui, monseigneur; mais, chut! voici M. du Bouchage.
– Chut! répéta le prince en riant aux éclats.
LXXV Un des souvenirs du duc d'Anjou
Le jeune homme, en rentrant, put entendre le funeste éclat de rire du prince; mais il n'avait point assez vécu auprès de Son Altesse pour connaître toutes les menaces renfermées dans une manifestation joyeuse du duc d'Anjou.
Il eût pu s'apercevoir aussi, au trouble de quelques physionomies, qu'une conversation hostile avait été tenue par le duc en son absence et interrompue par son retour.
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