Alexandre Dumas - Les Quarante-Cinq Tome III

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Les Quarante-Cinq constitue le troisième volet du grand triptyque que Dumas a consacré à l'histoire de France de la Renaissance. Il achève le récit de cette décadence de la seigneurie commencé par La Reine Margot et poursuivi avec La Dame de Monsoreau. A cette époque déchirée, tout se joue sur fond de guerre : guerres de Religion, guerres dynastiques, guerres amoureuses. Aussi les héros meurent-ils plus souvent sur l'échafaud que dans leur lit, et les héroïnes sont meilleures maîtresses que mères de famille. Ce qui fait la grandeur des personnages de Dumas, c'est que chacun suit sa pente jusqu'au bout, sans concession, mais avec panache. D'où l'invincible sympathie qu'ils nous inspirent. Parmi eux, Chicot, le célèbre bouffon, qui prend la place du roi. C'est en lui que Dumas s'est reconnu. N'a-t-il pas tiré ce personnage entièrement de son imagination ? Mais sa véracité lui permet d'évoluer avec aisance au milieu des personnages historiques dont il lie les destins. Dumas ayant achevé son roman à la veille de la révolution de 1848, Chicot incarne par avance la bouffonnerie de l'histoire.

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– Que dites-vous? demanda la dame.

– À ceux que vous alliez rejoindre à travers tant de périls, ajouta Henri.

– Monsieur, ceux que j'aimais sont morts, ceux que j'allais rejoindre le sont aussi.

– Oh! madame, murmura le jeune homme en se laissant glisser sur ses deux genoux, jetez les yeux sur moi, sur moi qui ai tant souffert, sur moi qui vous ai tant aimée. Oh! ne vous détournez pas; vous êtes jeune, vous êtes belle comme un ange des cieux. Lisez bien dans mon cœur que je vous ouvre, et vous verrez que ce cœur ne contient pas un atome de l'amour comme le comprennent les autres hommes. Vous ne me croyez pas! Examinez les heures passées, pesez-les une à une: laquelle m'a donné la joie? laquelle l'espoir? et cependant j'ai persisté. Vous m'avez fait pleurer, j'ai bu mes larmes; vous m'avez fait souffrir, j'ai dévoré mes douleurs; vous m'avez poussé à la mort, j'y marchais sans me plaindre. Même en ce moment, où vous détournez la tête, où chacune de mes paroles, toute brûlante qu'elle soit, semble une goutte d'eau glacée tombant sur votre cœur, mon âme est pleine de vous, et je ne vis que parce que vous vivez. Tout à l'heure n'allais-je pas mourir près de vous? Qu'ai-je demandé? rien. Votre main, l'ai-je touchée? Jamais, autrement que pour vous tirer d'un péril mortel. Je vous tenais entre mes bras pour vous arracher aux flots, avez-vous senti l'étreinte de ma poitrine? Non. Je ne suis plus qu'une âme, et tout en moi a été purifié au feu dévorant de mon amour.

– Oh! monsieur, par pitié ne me parlez point ainsi.

– Par pitié aussi, ne me condamnez point. On m'a dit que vous n'aimiez personne; oh! répétez-moi cette assurance: c'est une singulière faveur, n'est-ce pas, pour un homme qui aime que de s'entendre dire qu'il n'est pas aimé! mais je préfère cela, puisque vous me dites en même temps que vous êtes insensible pour tous. Oh! madame, madame, vous qui êtes la seule adoration de ma vie, répondez-moi.

Malgré les instances de Henri, un soupir fut toute la réponse de la jeune femme.

– Vous ne me dites rien, reprit le comte. Remy, du moins, a eu plus pitié de moi que vous: il a essayé de me consoler, lui! Oh! je le vois, vous ne me répondez pas, parce que vous ne voulez pas me dire que vous alliez en Flandre joindre quelqu'un plus heureux que moi, que moi qui suis jeune cependant, que moi qui porte en ma vie une partie des espérances de mon frère, que moi qui meurs à vos pieds sans que vous me disiez: J'ai aimé, mais je n'aime plus; ou bien: J'aime, mais je cesserai d'aimer!

– Monsieur le comte, répliqua la jeune femme avec une majestueuse solennité, ne me dites point de ces choses qu'on dit à une femme; je suis une créature d'un autre monde, et ne vis point en celui-ci. Si je vous avais vu moins noble, moins bon, moins généreux; si je n'avais pour vous au fond de mon cœur le sourire tendre et doux d'une sœur pour son frère, je vous dirais: Levez-vous, monsieur le comte, et n'importunez plus des oreilles qui ont horreur de toute parole d'amour. Mais je ne vous dirai pas cela, monsieur le comte, car je souffre de vous voir souffrir. Je dis plus: à présent que je vous connais, je vous prendrais la main, je l'appuierais sur mon cœur, et je vous dirais volontiers: Voyez, mon cœur ne bat plus; vivez près de moi, si vous voulez, et assistez jour par jour, si telle est votre joie, à cette exécution douloureuse d'un corps tué par les tortures de l'âme; mais ce sacrifice que vous accepteriez comme un bonheur, j'en suis sûre…

– Oh! oui, s'écria Henri.

– Eh bien! ce sacrifice, je dois le repousser. Dès aujourd'hui quelque chose vient d'être changé en ma vie; je n'ai plus le droit de m'appuyer sur aucun bras de ce monde, pas même sur le bras de ce généreux ami, de cette noble créature qui repose là-bas et qui a pendant un instant le bonheur d'oublier! Hélas! pauvre Remy, continua-t-elle en donnant à sa voix la première inflexion de sensibilité que Henri eût remarquée en elle, pauvre Remy, ton réveil à toi aussi va être triste; tu ne sais pas les progrès de ma pensée, tu ne lis pas dans mes yeux, tu ne sais pas qu'au sortir de ton sommeil tu te trouveras seul sur la terre, car seule je dois monter à Dieu.

– Que dites-vous? s'écria Henri: pensez-vous donc à mourir aussi, vous?

Remy, réveillé par le cri douloureux du jeune comte, souleva sa tête et écouta.

– Vous m'avez vue prier, n'est-ce pas? continua la jeune femme.

Henri fit un signe affirmatif.

– Cette prière, c'étaient mes adieux à la terre: cette joie que vous avez remarquée sur mon visage, cette joie qui m'inonde en ce moment, c'est la même que vous remarqueriez en moi, si l'ange de la mort venait me dire: Lève-toi, Diane, et suis-moi aux pieds de Dieu!

– Diane! Diane! murmura Henri, je sais donc comment vous vous appelez… Diane! nom chéri, nom adoré!…

Et l'infortuné se coucha aux pieds de la jeune femme, en répétant ce nom avec l'ivresse d'un indicible bonheur.

– Oh! silence, dit la jeune femme, de sa voix solennelle, oubliez ce nom qui m'est échappé; nul, parmi les vivants, n'a droit de me percer le cœur en le prononçant.

– Oh! madame, madame, s'écria Henri, maintenant que je sais votre nom, ne me dites pas que vous allez mourir.

– Je ne dis pas cela, monsieur, reprit la jeune femme de sa voix grave, je dis que je vais quitter ce monde de larmes, de haines, de sombres passions, d'intérêts vils et de désirs sans noms; je dis que je n'ai plus rien à faire parmi les créatures que Dieu avait créées mes semblables; je n'ai plus de larmes dans les yeux, le sang ne fait plus battre mon cœur, ma tête ne roule plus une seule pensée, depuis que la pensée qui l'emplissait tout entière est morte; je ne suis plus qu'une victime sans prix, puisque je ne sacrifie rien, ni désir, ni espérances, en renonçant au monde; mais enfin, telle que je suis, je m'offre au Seigneur: il me prendra en miséricorde, je l'espère, lui qui m'a fait tant souffrir et qui n'a pas voulu que je succombasse à ma souffrance.

Remy, qui avait écouté ces paroles, se leva lentement et vint droit à sa maîtresse.

– Vous m'abandonnez? dit-il d'une voix sombre.

– Pour Dieu, répliqua Diane, en levant vers le ciel sa main pâle et amaigrie comme celle de la sublime Madeleine.

– C'est vrai! répondit Remy en laissant retomber sa tête sur sa poitrine, c'est vrai!

Et comme Diane abaissait sa main, il la prit de ses deux bras, l'étreignit sur sa poitrine comme il eût fait de la relique d'une sainte.

– Oh! que suis-je auprès de ces deux cœurs? soupira le jeune homme avec le frisson de l'épouvante.

– Vous êtes, répondit Diane, la seule créature humaine sur laquelle j'ai attaché deux fois mes yeux depuis que j'ai condamné mes yeux à se fermer à jamais.

Henri s'agenouilla.

– Merci, madame, dit-il, vous venez de vous révéler à moi tout entière; merci, je vois clairement ma destinée: à partir de cette heure, plus un mot de ma bouche, plus une aspiration de mon cœur ne trahiront en moi celui qui vous aimait.

Vous êtes au Seigneur, madame, je ne suis point jaloux de Dieu.

Il venait d'achever ces paroles et se relevait pénétré de ce charme régénérateur qui accompagne toute grande et immuable résolution, quand, dans la plaine encore couverte de vapeurs qui allaient s'éclaircissant d'instants en instants, retentit un bruit de trompettes lointaines.

Les gendarmes sautèrent sur leurs armes, et furent à cheval avant le commandement.

Henri écoutait.

– Messieurs, messieurs! s'écria-t-il, ce sont les trompettes de l'amiral, je les reconnais, je les reconnais, mon Dieu, Seigneur! puissent-elles m'annoncer mon frère!

– Vous voyez bien que vous souhaitez encore quelque chose, lui dit Diane, et que vous aimez encore quelqu'un; pourquoi donc choisiriez-vous le désespoir, enfant, comme ceux qui ne désirent plus rien, comme ceux qui n'aiment plus personne?

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