Primo Levi - Si c'est un homme

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"On est volontiers persuadé d'avoir lu beaucoup de choses à propos de l'holocauste, on est convaincu d'en savoir au moins autant. Et, convenons-en avec une sincérité égale au sentiment de la honte, quelquefois, devant l'accumulation, on a envie de crier grâce. C'est que l'on n'a pas encore entendu Levi analyser la nature complexe de l'état du malheur. Peu l'ont prouvé aussi bien que Levi, qui a l'air de nous retenir par les basques au bord du menaçant oubli : si la littérature n'est pas écrite pour rappeler les morts aux vivants, elle n'est que futilité." Angelo Rinaldi." 'Si c'est un homme', occupe une place centrale dans la littérature de témoignage sur l'extermination des Juifs d'Europe et l'univers concentrationnaire."J.-B. Marongiu – "Libération"

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C'est d'ailleurs tout le processus d'intégration dans cet univers nouveau, qui nous apparaît sous un jour grotesque et dérisoire

L'opération de tatouage achevée, on nous a enfermés dans une baraque ou on nous a laissés seuls. Les couchettes sont faites, mais on nous a formellement interdit d'y toucher et de nous asseoir dessus: nous passons donc la demi-journee à tourner en rond dans le peu d'espace disponible, toujours tenaillés par la soif. Puis la porte s'ouvre, un garçon en costume rayé entre, petit, maigre, blond, l'air plutôt poli Il parle français; nous nous précipitons sur lui à plusieurs, le submergeant de toutes les questions que nous nous sommes jusque-là vainement posées entre nous

Mais il n'a pas envie de parler; ici, personne ne parle volontiers Nous sommes nouveaux, nous n'avons rien et nous ne savons rien, à quoi bon perdre son temps avec nous 9Il nous explique de mauvaise grâce que tous les autres sont au travail et qu'ils rentreront le soir. Lui, il est sorti ce matin de l'infirmerie, et pour aujourd'hui on l'a dispense de travail Je lui ai alors demandé (avec une naïveté qui devait me paraître inouïe dès les jours suivants) si on nous rendrait au moins nos brosses à dents; et lui, sans rire, m'a lancé avec un air de profond mépris: « Vous n'êtes pas à la maison [3] » C'est le refrain que nous nous entendons répéter de partout. vous n'êtes plus chez vous; ce n'est pas un sanatorium, ici, d'ici, on n'en sort que par la cheminée (le sens de ces paroles, nous ne devions que trop bien le comprendre par la suite)

Et justement, poussé par la soif, j'avise un beau glaçon sur l'appui extérieur d'une fenêtre J'ouvre, et je n'ai pas plus tôt détaché le glaçon, qu'un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me l'arrache brutalement. «Warum?» dis-je dans mon allemand hésitant. «Hier ist kein warum» (ici il n'y a pas de pourquoi), me répond-il en me repoussant rudement à l'intérieur.

L'explication est monstrueuse, mais simple en ce heu, tout est interdit, non certes pour des raisons inconnues, mais bien parce que c'est là précisément toute la raison d'être du Lager. Si nous voulons y vivre, il nous faudra le comprendre, et vite.

Ici, le Saint-Voult ne se montre ,

Ici, l'on nage autrement qu'en ton Serque [4]

Heure après heure, cette première et interminable journée, prélude à l'enfer qui nous attend, touche à sa fin Tandis que le soleil se couche dans un sinistre amoncellement de nuages sanglants, on nous fait finalement sortir de la baraque. Vont-ils nous donner à boire? Non, ils nous font mettre en rang une fois de plus, nous conduisent sur une vaste place qui occupe le centre du camp et nous y disposent en formation carrée. Après quoi, plus rienpendant une heure. Il semble qu'on attende quelqu'un

Près de l'entrée, une fanfare commence à jouer: elle joue Rosamunda, la chansonnette sentimentale du moment, et cela nous semble tellement absurde que nous nous regardons entre nous en riant nerveusement; nous nous sentons comme soulagés, tout ce rituel n'est peut-être qu'une énorme farce dans le goût teutonique. Mais aussitôt après Rosamunda, la fanfare attaque des marches, les unes après les autres, et voici qu'apparaissent les bataillons de camarades qui rentrent du travail. Ils avancent en rang par cinq: leur démarche est bizarre, contractée, rigide, on dirait des bonshommes de bois; mais ils suivent scrupuleusement le rythme de la fanfare.

A leur tour ils se rangent sur la grande place, selon un ordre rigoureusement établi. Le dernier bataillon arrivé, on nous compte et nous recompte, des contrôles minutieux sont effectués sous les ordres, semble-t-il, d'un individu en costume rayé, qui en réfère ensuite à un petit groupe de SS en tenue de campagne.

Finalement (il fait nuit maintenant, mais le camp est vivement éclairé par des projecteurs et de grosses lanternes) on entend crier «Absperre!», et en un instant les équipes s'éparpillent en tous sens dans la confusion et le brouhaha. Mais maintenant plus personne n'a le pas raide et le torse bombé comme tout à l'heure, chacun se traîne avec un effort manifeste. Je remarque que tous portent à la main ou à la ceinture une écuelle en fer-blanc à peu près aussi grande qu'une bassine.

Nous aussi, les nouveaux venus, nous nous mêlons à la foule à la recherche d'une voix, d'un visage ami, d'un guide. Appuyés au mur en bois d'une baraque, j'aperçois deux garçons assis par terre. Ils paraissent très jeunes, seize ans au maximum, leurs mains et leur visage sont couverts de suie. L'un d'eux m'appelle au passage et me pose en allemand des questions que je ne comprends pas; puis il me demande d'où nous venons. «Italien», dis-je. J'aurais des tas de choses à lui demander, mais mes possibilités en allemand sont limitées.

– Tu es juif?

– Oui, juif polonais.

– Depuis combien de temps es-tu au Lager?

– Trois ans.

Et il lève trois doigts. Je me dis avec horreur qu'il a dû y entrer encore enfant; par ailleurs, c'est signe qu'il y a quand même des gens qui réussissent à vivre ici.

– Quel est ton travail?

– Schlosser, répond-il.

Je ne comprends pas.

– Eisen, Feuer (fer, feu), insiste-t-il.

Et avec les mains il fait le geste de frapper sur une enclume avec un marteau. Il est forgeron.

– Ich Chemiker (Moi chimiste), dis-je.

Il acquiesce gravement d'un signe de tête:

– Chemiker, gut.

Mais tout cela concerne un avenir lointain: ce qui me tourmente pour le moment, c'est la soif.

– Boire, eau. Nous pas d'eau, lui dis-je.

Il me regarde d'un air grave, presque sévère, et prononce en scandant chacune de ses paroles:

– Ne bois pas d'eau, camarade.

Et il ajoute quelque chose d'autre que je ne comprends pas.

– Warum?

– Geschwollen, répond-il télégraphiquement.

Je secoue la tête, je n'ai pas compris.

– Gonflé, parvient-il à me faire comprendre en esquissant avec ses mains un visage et un ventre monstrueusement gros.

– Warten bis heute abend. Je traduis mot à mot: «attendre jusqu'à ce soir». Puis il me dit:

– Ich Schlome. Du?

Je lui dis mon nom et il me demande:

– Où ta mère?

– En Italie.

Schlome est tout étonné:

– Juive en Italie?

– Oui.

Et je cherche à lui expliquer de mon mieux:

– Cachée, personne sait, se sauver, ne pas parler, ne voir personne.

Il a compris; il se lève, s'approche de moi et, timidement, me serre dans ses bras. L'aventure est terminée, et je me sens plein d'une tristesse sereine qui est presque de la joie. Je n'ai jamais plus revu Schlome, mais je n'ai pas oublie son visage d'enfant, grave et doux, qui m'a accueilli sur le seuil de la maison des morts

Il nous reste énormément de choses a apprendre, mais nous en savons déjà pas mal Nous avons une idée de la topographie du Lager, c'est un carre d'environ six cents mètres de côte, clôture par deux rangs de barbelés, dont le plus proche de nous est parcouru par un courant a haute tension Le camp se compose de soixante baraques en bois, qu'ici on appelle Blocks, dont une dizaine sont en construction, a quoi s'ajoutent le corps des cuisines, qui est en maçonnerie, une ferme expérimentale tenue par un groupe de Haftlinge privilégies, et les baraques des douches et des latrines, une tous les six ou huit Blocks Certains Blocks, en outre, sont affectes a des usages particuliers D abord l'infirmerie et le dispensaire, constitues par huit baraques situées a l'extrémité est du camp, puis le Block 24, le Kratzeblock, reserve aux galeux, le Block 7, formellement interdit aux Haftlinge ordinaires et reserve a la «Prominenz», c'est-a-dire a l'aristocratie, aux internes qui détiennent les fonctions les plus importantes, le Block 47, reserve aux Reichsdeutsche (Aryens allemands, politiques ou criminels), le Block 49, pour Kapos uniquement, le Block 12, dont une moitié, destinée aux Reichsdeutsche et aux Kapos, sert de Kantine, c'est-à-dire de comptoir ou l'on débite du tabac, de la poudre insecticide et d'autres articles accessoirement, le Block 37, qui abrite le Bureau principal et le Bureau du travail, et enfin le Block 29 reconnaissable a ses fenêtres toujours fermées, car c'est le Frauenblock, le bordel du camp reserve aux Reichsdeutsche, et ou opèrent des Haftlinge polonaises

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