Des quarante-cinq occupants de mon wagon, quatre seulement ont revu leur foyer, et ce fut de beaucoup le wagon le mieux loti
La soif et le froid nous faisaient souffrir à chaque arrêt, nous demandions de l'eau à grands cris, ou au moins une poignée de neige, mais notre appel fut rarement entendu, les soldats de l'escorte éloignaient quiconque tentait de s'approcher du convoi Deux jeunes mères qui avaient un enfant au sein gémissaient jour et nuit, implorant de l'eau Nous supportions un peu mieux la faim, la fatigue et l'insomnie, rendues moins pénibles par la tension nerveuse, mais les nuits étaient d'interminables cauchemars.
Rares sont les hommes capables d'aller dignement à la mort, et ce ne sont pas toujours ceux auxquels on s'attendrait Bien peu savent se taire et respecter le silence d'autrui Notre sommeil agité était souvent interrompu par des querelles futiles et bruyantes, des imprécations, des coups de pied et de poing décochés à l'aveuglette pour protester contre un contact fastidieux et inévitable Alors quelqu'un allumait une bougie, et la lugubre clarté de la flamme laissait apparaître, sur le plancher du wagon, un enchevêtrement uniforme et continu de corps étendus, engourdis et souffrants, que soulevaient çà et là de brusques convulsions aussitôt interrompues par la fatigue.
De la lucarne, on voyait défiler des noms connus et inconnus de villes autrichiennes – Salzbourg, Vienne – puis tchèques, et enfin polonaises Au soir du quatrième jour, le froid se fit intense: le train, qui traversait d'interminables sapinières noires, prenait visiblement de l'altitude Partout, une épaisse couche de neige Nous devions être sur une ligne secondaire, car les gares étaient petites et quasiment désertes Durant les arrêts, personne ne tentait plus de communiquer avec le monde extérieur: désormais, nous nous sentions «de l'autre côté» Il y eut une longue halte en rase campagne, puis un nouveau départ extrêmement lent, et enfin le convoi s'arrêta définitivement, en pleine nuit, au milieu d'une plaine silencieuse et sombre
On voyait seulement, de part et d'autre de la voie, des files de points lumineux blancs et rouges, à perte de vue; mais pas le moindre signe de cette rumeur confuse qui annonce de loin les lieux habités A la faible lueur de la dernière bougie, dans le silence qui avait succédé au bruit rythmé des rails, en l'absence de tout son humain, nous attendîmes qu'il se produisît quelque chose
Une femme avait passe tout le voyage à mes côtés, pressée comme moi entre un corps et un autre corps Nous nous connaissions de longue date, et le malheur nous avait frappés ensemble, mais nous ne savions pas grand-chose l'un de l'autre Nous nous dîmes alors, en cette heure décisive, des choses qui ne se disent pas entre vivants. Nous nous dîmes adieu, et ce fut bref: chacun prit congé de la vie en prenant congé de l'autre. Nous n'avions plus peur.
Et brusquement ce fut le dénouement. La portière s'ouvrit avec fracas; l'obscurité retentit d'ordres hurlés dans une langue étrangère, et de ces aboiements barbares naturels aux Allemands quand ils commandent, et qui semblent libérer une hargne séculaire^ Nous découvrîmes un large quai, éclairé par des projecteurs. Un peu plus loin, une file de camions. Puis tout se tut à nouveau. Quelqu'un traduisit les ordres: il fallait descendre avec les bagages et les déposer le long du train. En un instant, le quai fourmillait d'ombres; mais nous avions peur de rompre le silence, et tous s'affairaient autour des bagages, se cherchaient, s'interpellaient, mais timidement, à mi-voix.
Une dizaine de SS, plantés sur leurs jambes écartées, se tenaient à distance, l'air indifférent. A un moment donné ils s'approchèrent, et sans élever la voix, le visage impassible, ils se mirent à interroger certains d'entre nous en les prenant à part, rapidement: «Quel âge? En bonne santé ou malade?» et selon la réponse, ils nous indiquaient deux directions différentes.
Tout baignait dans un silence d'aquarium, de scène vue en rêve. Là où nous nous attendions à quelque chose de terrible, d'apocalyptique, nous trouvions, apparemment, de simples agents de police. C'était à la fois déconcertant et désarmant. Quelqu'un osa s'inquiéter des bagages: ils lui dirent «bagages, après»; un autre ne voulait pas quitter sa femme: ils lui dirent «après, de nouveau ensemble»; beaucoup de mères refusaient de se séparer de leurs enfants: ils leur dirent «bon, bon, rester avec enfants». Sans jamais se départir de la tranquille assurance de qui ne fait qu'accomplir son travail de tous les jours; mais comme Renzo s'attardait un peu trop à dire adieu à Francesca, sa fiancée, d'un seul coup en pleine figure ils l'envoyèrent rouler à terre: c'était leur travail de tous les jours.
En moins de dix minutes, je me trouvai faire partie du groupe des hommes valides, Ce qu'il advint des autres, femmes, enfants, vieillards, il nous fut impossible alors de le savoir: la nuit les engloutit, purement et simplement. Aujourd'hui pourtant, nous savons que ce tri rapide et sommaire avait servi à juger si nous étions capables ou non de travailler utilement pour le Reich; nous savons que les camps de Buna-Monowitz et de Birkenau n'accueillirent respectivement que quatre-vingt-seize hommes et vingt-neuf femmes de notre convoi et que deux jours plus tard il ne restait de tous les autres – plus de cinq cents – aucun survivant. Nous savons aussi que même ce semblant de critère dans la discrimination entre ceux qui étaient reconnus aptes et ceux qui ne l'étaient pas ne fut pas toujours appliqué, et qu'un système plus expéditif fut adopté par la suite: on ouvrait les portières des wagons des deux côtés en même temps, sans avertir les nouveaux venus ni leur dire ce qu'il fallait faire. Ceux que le hasard faisait descendre du bon côté entraient dans le camp; les autres finissaient à la chambre à gaz.
Ainsi mourut la petite Emilia, âgée de trois ans, tant, était évidente aux yeux des Allemands la nécessité historique de mettre à mort les enfants des juifs. Emilia, fille de l'ingénieur Aldo Levi de Milan, une enfant curieuse, ambitieuse, gaie, intelligente, à laquelle ses parents, au cours du voyage dans le wagon bondé, avaient réussi à faire prendre un bain dans une bassine de zinc, avec de l'eau tiède qu'un mécanicien allemand «dégénéré» avait consenti à prélever sur la réserve de la locomotive qui nous entraînait tous vers la mort.
Ainsi disparurent en un instant, par traîtrise, nos femmes, nos parents, nos enfants. Presque personne n'eut le temps de leur dire adieu. Nous les aperçûmes un moment encore, telle une masse sombre à l'autre bout du quai, puis nous ne vîmes plus rien.
A leur place surgirent alors, dans la lumière des lanternes, deux groupes d'étranges individus. Ils avançaient en rang par trois, d'un pas curieusement empêtré, la tête basse et les bras raides. Ils étaient coiffés d'un drôle de calot et vêtus d'une espèce de chemise rayée qu'on devinait crasseuse et déchirée en dépit de l'obscurité et de la distance. Ils décrivirent un large cercle de manière à ne pas trop s'approcher, et se mirent en silence à s'activer autour de nos bagages, faisant le va-et-vient entre le quai et les wagons vides.
Nous nous regardions sans souffler mot. Tout nous semblait incompréhensible et fou, mais une chose était claire: c'était là la métamorphose qui nous attendait. Demain, nous aussi nous serions comme eux.
Sans savoir comment, je me retrouvai dans un camion avec une trentaine d'autres. Le véhicule fila rapidement dans la nuit; à cause de la bâche, on ne pouvait voir à l'extérieur, mais aux secousses on devinait que la route était sinueuse et accidentée. Et s'il n'y avait pas d'escorte? Pourquoi ne pas sauter?… Trop tard, trop tard, nous sommes tous entraînés vers le fond, vers notre fin à tous. D'ailleurs nous avons tôt fait de nous apercevoir que nous n'étions pas sans escorte; étrange escorte: c'est un soldat allemand tout bardé d'armes; il fait trop sombre pour que nous puissions le voir, mais nous sentons son rude contact à chaque fois qu'un cahot nous jette tous en tas, à droite ou à gauche. Le voilà qui allume une lampe électrique, et au lieu de crier «gare à vous, âmes noires [2] », il nous demande poliment si nous n'avons pas de l'argent ou des montres à lui donner, puisque de toute façon nous n'en aurons plus besoin après. Ce n'est ni un ordre ni une consigne réglementaire: on voit bien que c'est une petite initiative personnelle de notre Charon. Le procédé éveille en nous la colère et le rire, et un étrange soulagement.
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