Je laisse mes souliers au dépôt et retire le ticket de consigne; après quoi, pieds nus et claudiquant, les mains encombrées de toutes les pauvres choses que je ne peux laisser nulle part, j'entre dans une pièce et me joins à une nouvelle queue qui débouche dans la salle de visite médicale.
Au fur et à mesure que la file avance, il faut enlever ses vêtements un à un de manière à arriver complètement nu au premier rang, où un infirmier vous enfile un thermomètre sous le bras; si on est encore habillé à ce moment-là, on perd son tour et on doit refaire la queue. Le thermomètre est obligatoire pour tous, même pour ceux qui ont la gale ou une rage de dents.
Voilà de quoi décourager les abus: on n'ira pas se soumettre à la légère à un cérémonial aussi compliqué.
Enfin mon tour arrive, je passe devant le médecin tandis que l'infirmier annonce: «Nummer 174517, kein Fieber.» Pas de visite pour moi: je suis immédiatement déclaré Arztvormelder, diagnostic qui demeure pour moi parfaitement obscur, mais sur lequel il est plus prudent de ne pas demander d'explications. On me met à la porte, je récupère mes souliers et regagne la baraque.
Chajim me félicite: j'ai une bonne blessure, qui ne semble pas dangereuse et me garantit une honnête période de repos. Je passerai la nuit dans la baraque avec les autres, mais demain matin, au lieu d'aller au travail, je devrai me présenter à nouveau devant les médecins pour la visite définitive: c'est cela, Arztvormelder. Chajim, qui a une certaine expérience en la matière, pense que j'ai de bonnes chances d'être admis au K.B. demain. Chajim est mon compagnon de couchette et j'ai en lui une confiance aveugle. Il est polonais, juif pratiquant, versé dans l'étude de la Loi. A peu près de mon âge, il est horloger de son métier, et ici à la Buna, il travaille dans la mécanique de précision Cela fait de lui un des rares détenus à avoir conserve cette dignité et cette assurance qui naissent de l'exercice d'un métier dans lequel on se sent compétent
Chajim avait raison Apres le lever et la distribution du pain, j'ai été appelé avec trois autres compagnons de baraque On nous a fait mettre dans un coin de la place de l'Appel ou se trouvait déjà la longue file des Arztvormelder du jour, quelqu'un s'est approché de moi et m'a pris ma gamelle, ma cuillère, mon calot et mes gants. Les autres se sont mis à rire comment ' je ne savais pas qu'il fallait les cacher, ou les donner à garder, et même qu'il valait mieux les vendre, puisqu'au KB on ne peut rien emporter 9Ils regardent mon numéro et hochent la tête il n'y a qu'un gros numéro pour faire des idioties pareilles •
Ensuite on nous a comptés, on nous a fait déshabiller dehors dans le froid, on nous a pris nos chaussures, on nous a recomptés, on nous a rasé la barbe, les cheveux et les poils, on nous a comptés une troisième fois et on nous a fait prendre une douche, puis un SS est venu, nous a examinés sans intérêt, s'est attardé devant un détenu qui avait une grosse hydrocèle et l'a fait mettre à l'écart Après quoi on nous a encore comptes et on nous a de nouveau envoyés à la douche, alors que nous étions encore tout mouillés de la précédente et que plusieurs d'entre nous tremblaient de fièvre
Nous voila maintenant prêts pour la visite définitive A travers la fenêtre, on aperçoit le ciel tout blanc et quelques rares rayons de soleil, dans ce pays, on peut regarder le soleil fixement à travers l'épaisseur des nuages comme à travers un verre fume A en juger par sa position, il doit être quatorze heures passées. adieu la soupe, maintenant ' Et nous sommes debout depuis dix heures, et nus depuis six
Cette seconde visite médicale est tout aussi expéditive que la première: le médecin (il porte comme nous l'uniforme mais son numéro est cousu sur la blouse blanche enfilée par-dessus, et il est beaucoup plus gras que nous) regarde mon pied enflé et sanguinolent, le palpe – je jette un cri de douleur -, et dit «Aufgenommen Block 23 «Je reste planté là bouche bee, attendant quelque information supplémentaire, mais je me sens brutalement tiré en arrière, quelqu'un jette un manteau sur mes épaules nues, me tend une paire de sandales et me pousse dehors.
Le Block 23 est à une centaine de mètres; au-dessus de la porte, une inscription sibylline. Schonungsblock… J'entre; on m'enlève manteau et sandales et je me retrouve encore une fois tout nu, et le dernier d'une longue file de squelettes nus. les hospitalisés d'aujourd'hui.
Depuis longtemps j'ai renoncé à comprendre. En ce qui me concerne, je suis si fatigué de me tenir debout sur mon pied blessé et pas encore soigné, je suis si affamé et grelottant que plus rien ne m'intéresse Quand bien même aujourd'hui serait mon dernier jour, et cette chambre la fameuse chambre à gaz dont tout le monde parle, que pourrais-je y faire? Autant s'appuyer au mur, fermer les yeux et attendre.
Mon voisin ne doit pas être juif Il n'est pas circoncis, et puis (c'est une des rares choses que j'aie apprises jusqu'ici) cette peau de blond, cette ossature et ces traits lourds sont caractéristiques des Polonais non juifs Celui-ci me dépasse d'une tête, mais il a une expression assez cordiale, comme seuls peuvent en avoir ceux qui ne souffrent pas de la faim
Je me suis risqué à lui demander s'il savait quand on nous ferait entrer Il s'est retourne vers l'infirmier, qui lui ressemble comme un frère jumeau et fume dans un coin; ils ont parlé et ri ensemble comme si je n'étais pas la, puis l'un d'eux m'a pris le bras et a regarde mon numéro, et alors ils se sont esclaffés de plus belle Tout le monde sait au camp que les cent soixante-quatorze mille sont les juifs italiens: les fameux juifs italiens arrivés il y a deux mois, tous avocats, tous docteurs en quelque chose, plus de cent à l'arrivée, et plus que quarante maintenant, des gens qui ne savent pas travailler, qui se laissent voler leur pain et qui reçoivent des gifles du matin au soir Les Allemands les appellent «deux mains gauches», et même les juifs polonais les méprisent, parce qu'ils ne savent pas parler yiddish
L'infirmier se tourne vers l'autre pour lui montrer mes côtes, comme si j'étais un cadavre dans un amphithéâtre d'anatomie, il indique maintenant mes paupières, mes joues enflées, mon cou grêle, il se penche, appuie son index sur mon tibia, faisant remarquer à son acolyte le creux profond que laisse le doigt dans la chair livide, comme dans de la cire.
Je voudrais ne jamais avoir adressé la parole au Polonais il me semble que jamais de ma vie je n'ai subi d'affront plus atroce Entre-temps l'infirmier semble avoir achevé sa démonstration, exécutée en polonais, langue que je ne comprends pas et qui a donc pour moi quelque chose de terrible, il s'adresse maintenant à moi, et dans un allemand approximatif, charitablement, me fournit le condensé de son diagnostic «Du Jude kaputt Du schnell Krematonum fertig» (toi juif foutu, toi bientôt crématoire, terminé).
Quelques heures encore se sont écoulées avant que tous les malades aient ete pris en charge et pourvus chacun d'une chemise et d'une fiche individuelle Comme d'habitude j'ai été le dernier, un homme en uniforme rayé flambant neuf m'a demandé où j'étais né, quel était mon métier «dans le civil», si j'avais des enfants, quelles maladies j'avais eues, une quantité de questions A quoi cela peut-il servir 7C'est une mise en scène pour se moquer de nous Ce serait donc ça l'hôpital 7On nous laisse debout, nus, et on nous pose des questions
Finalement la porte s'est ouverte pour moi aussi, et j'ai pu entrer dans le dortoir
Ici comme ailleurs, tout l'espace est occupé par des couchettes à trois niveaux disposées sur trois rangs et séparées par deux couloirs extrêmement étroits Cent cinquante couchettes pour deux cent cinquante malades, ce qui veut dire une couchette pour deux dans la majorité des cas. Les malades des couchettes supérieures, plaqués contre le plafond, ne peuvent pratiquement pas s'asseoir; ils se penchent avec curiosité sur les nouveaux venus d'aujourd'hui c'est le moment le plus intéressant de la journée, on tombe toujours sur une connaissance J'ai été assigné à la couchette 10, miracle! elle est vide Je m'y étends avec délices, c'est la première fois depuis que je suis au camp que j'ai une couchette pour moi tout seul.
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