– Ouf! murmura Bernis en remettant le carrosse aux mains des valets d’écurie, je ne sais combien maître Berryer a pu grimper d’échelons cette nuit… je crois que, de mon côté, l’escalade se présente assez bien… Or çà! réfléchissons maintenant!… Dois-je ou non prévenir ce cher M. Jacques… oh! pardon… monseigneur!… Voyons: de quel côté dois-je me laisser pousser?… Si je laissais faire?… Qui sera vainqueur? le roi, ou la puissante société à laquelle je suis affilié?… Prenons toujours deux jours de repos… et de réflexion…
Sur ce, M. de Bernis se retira dans la chambre qu’on lui avait préparée, et se mit, en effet, à réfléchir.
Quant à du Barry, il était remonté sur sa bête et avait repris à franc étrier le chemin de Paris.
À trois heures du matin, tandis que Bernis réfléchissait, que Berryer attendait, que Jeanne songeait à l’étourdissante aventure et que le roi dormait fort paisiblement, du Barry frappa à la maison de la rue du Foin, et, malgré l’heure, fut aussitôt introduit.
Là aussi, on était prêt à toute heure du jour et de la nuit…
Le lendemain, Paris apprit avec indifférence que la Cour s’était transportée à Versailles que le roi fût au Louvre ou au château, les édits sur les impôts n’en pleuvaient pas moins avec leur implacable régularité. Les Parisiens ne furent donc ni attristés ni joyeux de savoir que, par un de ces caprices qui étaient fréquents, leur monarque avait quitté la ville dans la nuit pour aller dormir à Versailles.
Toute la journée ce fut un exode de cavaliers, de carrosses, seigneurs et hautes dames s’empressant de courir là où ils étaient sûrs de retrouver Sa Majesté, c’est-à-dire la source des honneurs et des faveurs.
Seulement, comme tout ce monde était au courant des habitudes de Louis XV, il ne témoignait pas la même philosophie indifférente que les bons bourgeois de Paris.
Les ministres étaient soucieux.
Les jeunes seigneurs étaient au contraire tout joyeux: car Versailles, c’était le lieu de délices… les fêtes de toute nature, la grande vie royale et somptueuse…
Les dames se demandaient ce que cachait ce caprice du roi…
Et plus d’une songeait à cette petite M med’Étioles avec qui Sa Majesté s’était entretenue pendant la fête de l’Hôtel de Ville… Quelques unes, aussi, pensaient à cette superbe M medu Barry que le roi avait paru si fort admirer, – et toutes, avec inquiétude, avec une sourde jalousie, se demandaient si, en arrivant à Versailles, on n’allait pas leur présenter quelque nouvelle duchesse de Châteauroux…
L’étonnement de tous et de toutes fut grand lorsque, le soir, on vit le roi causer affectueusement avec la pauvre Marie Leszczynska, la reine si dédaignée, si délaissée…
Louis XV avait assidûment travaillé avec M. le marquis d’Argenson. Puis, il avait eu une longue entrevue avec son lieutenant de police. Avec ses courtisans, il se montra gai, affable, plus de vingt hautes dames à qui il n’avait jamais adressé la parole reçurent ses compliments…
Il en résulta que tout le monde au château de Versailles était radieux, depuis la reine Marie, qui put espérer un retour de son royal époux, jusqu’au premier ministre qui n’avait jamais trouvé Louis XV aussi attentif au conseil, jusqu’aux seigneurs de moindre importance qui, dans la bonne humeur du roi, voyaient un présage des fêtes prochaines.
Mais ce qui surprit surtout ce monde si mobile et si prompt aux commentaires, ce fut de voir Sa Majesté s’entretenir assez longuement et en particulier avec ce petit abbé dédaigné, ce freluquet de poète qu’était M. de Bernis.
De Bernis portait le bras en écharpe, et, en l’abordant, le roi lui avait dit à haute voix:
– Vous êtes donc blessé, monsieur?…
– Oui, Sire, avait répondu de Bernis, je me suis quelque peu foulé le bras gauche…
– Il faut vous reposer, avait repris le roi avec sollicitude.
– Sire, il n’est pas pour moi de repos plus propice à la guérison que de me trouver auprès de Votre Majesté.
Le roi avait souri à cette extravagante flatterie et avait entraîné le petit abbé dans une embrasure de fenêtre.
Lorsque Louis XV quitta Bernis, les seigneurs les plus huppés se crurent obligés de venir lui demander des nouvelles de son bras. Jamais Bernis ne s’était vu à pareille fête. Quelques-uns essayèrent habilement de savoir la cause de cette mystérieuse foulure… mais il demeura impénétrable, papillonna de groupe en groupe, reçut et rendit force œillades, force compliments; chacun l’admira et lui découvrit tout à coup un esprit, une galanterie, une foule de qualités jusque-là insoupçonnées!… Bernis était sur le chemin de la fortune!…
Vers dix heures, Louis XV se retira dans ses appartements et se remit aux mains de Lebel, son valet de chambre.
Bernis rayonnant monta les escaliers qui conduisaient à la chambre qui lui avait été assignée: car le roi avait voulu qu’il logeât au château.
– Décidément, se disait Bernis, je crois que j’ai bien fait de ne pas aller trouver… M. Jacques! Vive le roi, morbleu!… surtout s’il tient les promesses qu’il m’a faites… Et pourquoi ne les tiendrait-il pas?
En prononçant ces paroles in petto, Bernis tourna le bouton de sa chambre, et aperçut un homme installé au coin de la cheminée, devant un bon feu clair…
Bernis crut d’abord s’être trompé, mais il s’assura promptement qu’il était bien chez lui…
Il entra donc, ferma la porte et, marchant à l’homme qui, assis dans un fauteuil, lui tournait le dos, il lui dit gaiement:
– Enchanté de vous recevoir chez moi, monsieur, surtout si vous me dites qui j’ai l’honneur… de…
Les derniers mots expirèrent dans sa gorge.
L’homme s’était retourné, se levait… et dans cet inconnu, Bernis reconnaissait… M. Jacques!… son supérieur… le chef redoutable et redouté… le maître tout-puissant!…
– Monsieur… balbutia-t-il… Monseigneur!…
Il fléchit le genou, pâle soudain.
– Remettez-vous, dit M. Jacques. Relevez-vous… et regardez-moi… Que craignez-vous?… Qu’on m’ait vu entrer ici?… Rassurez-vous…
– Oh! Monseigneur…
– Alors?… Vous avez donc une faute sur la conscience?… En ce cas, confessez-la-moi, mon enfant. Vous savez que notre ordre, s’il est impitoyable pour les hypocrites et les traîtres, sait pardonner à ceux qui se repentent… Parlez donc sans crainte, je vous écoute…
En même temps, M. Jacques se laissa retomber dans son fauteuil.
Bernis était atterré…
Mais il avait rapidement pris son parti. Et ce fut d’une voix raffermie qu’il dit:
– Monseigneur, j’ai en effet une faute à me reprocher: c’est d’avoir tardé à vous mettre au courant des incidents de la nuit dernière…
– Ce n’est pas grave, dit paisiblement M. Jacques, et d’ailleurs, vous avez une excuse…
Bernis frémit. Il lui semblait deviner une effrayante ironie sous l’air calme de son terrible interlocuteur.
– Hélas! non, Monseigneur, dit-il.
– Mais si fait!… Vous êtes blessé… C’est une raison suffisante!…
– C’est vrai, Monseigneur, fit de Bernis avec joie, je n’y pensais plus…
– À la raison ou à la blessure?… C’est le chevalier qui vous a blessé?…
– Oui, Monseigneur.
– Coup d’épée?…
– Non: il a fait feu sur moi…
– Un coup de pistolet. Tenez, mon enfant, j’ai sur moi un baume souverain contre les coups de feu… laissez-moi débander votre bras et je réponds d’une prompte guérison…
– Monseigneur, balbutia Bernis devenu blême, je… ne permettrai pas… je suis confus…
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