– Sire, songez que le souvenir de notre rencontre sera souillé de sang!…
– Eh bien, soit!… Il ne mourra pas!
Et en lui-même, le roi ajouta:
– La Bastille tue aussi bien que la hache du bourreau!
– Sire! reprit Jeanne en saisissant convulsivement la main de Louis XV, c’est la grâce entière de ce jeune homme que je vous demande!…
– Ah! ah!… Vous l’aimez donc?…
– Non! je n’aime que vous au monde, Sire! répondit Jeanne d’une voix pénétrante, brisée de sanglots, et si profonde, si vraie, que le roi fut convaincu. Seulement, écoutez bien, Sire: Si M. le chevalier d’Assas n’est pas libre à l’instant, je l’appelle au moment où il va passer, je me confie à lui, et je le prie de me ramener à l’hôtel d’Étioles avant de se rendre au Louvre!…
Elle palpitait. De ses deux mains, sur son sein, elle contenait les battements de son cœur.
Sombre et hésitant, le roi la regardait… et il l’admirait! Elle était en ce moment d’une beauté tragique qui le bouleversait de passion…
À ce moment, le chevalier d’Assas avait rejoint son cheval, avait sauté en selle, et, au pas, revenait vers le carrosse pour rentrer à Paris… Il arrivait à la hauteur du roi…
Jeanne fit un pas vers lui.
Alors Louis XV se décida: il la retint d’un geste, et appela:
– Chevalier d’Assas!…
Le chevalier arrêta net sa monture, et sans prononcer un mot, attendit…
– Vous êtes libre, monsieur! dit le roi d’une voix altérée.
– Ô mon roi! ô mon Louis! murmura Jeanne. Comme vous êtes bien tel que je vous avais rêvé… magnifique et généreux!…
– Il me plaît, reprit Louis XV, d’oublier et votre acte insensé et les paroles plus insensées que vous avez prononcées…
Le chevalier, livide, demeurait immobile, pareil à quelque statue équestre. Avec la même indifférence qu’il avait reçu l’ordre d’aller se constituer prisonnier, il recevait l’annonce de sa liberté: le cœur serré comme dans un étau, la gorge angoissée, il n’y avait plus en lui qu’une pensée:
– Jeanne est à lui!… Jeanne est au roi!… Il ne me reste qu’à mourir!…
Mais Louis XV n’était pas l’être de générosité que Jeanne supposait dans son ardente imagination. Il vit tout ce que souffrait le malheureux jeune homme, et n’ayant pu le condamner ni à la corde ni à la Bastille, il voulut le condamner à une peine plus atroce.
Et ce fut d’une voix pleine de dédaigneuse raillerie qu’il acheva:
– Je ne veux conserver de cette nuit que les doux souvenirs qu’elle évoquera en moi. Allez, monsieur, vous êtes libre!…
Cette fois, en effet, le chevalier fut secoué par un long frémissement.
Il jeta un dernier regard empreint de désespoir sur celle qu’il adorait, et s’éloigna, s’effaça dans la nuit…
Alors Louis XV fit remonter dans le carrosse Jeanne toute pâle de cette scène, et agitée de sentiments confus où dominait la honte d’avoir été surprise par le chevalier d’Assas.
Puis il se retourna vers le postillon immobile et raide sur son siège.
– Vous êtes blessé? demanda-t-il.
– Oui, Sire, j’ai l’épaule brisée… mais je puis conduire encore…
– Vous êtes brave! fit le roi.
– Quant il s’agit du service de Sa Majesté, blessé ou non, tant qu’il me reste un souffle de vie, ce souffle appartient au roi…
– Votre nom?…
– De Bernis, Sire!…
– Bien. Je ne vous oublierai pas, monsieur de Bernis!… Partons!…
Louis XV sauta légèrement dans le carrosse qui s’ébranla aussitôt dans la direction de Versailles…
Alors Bernis, tout en conduisant, banda tant bien que mal son bras gauche qu’il mit en écharpe.
Mais qui eût soulevé les bandages, qu’il fixait en souriant, eût constaté que le bras et l’épaule n’étaient nullement blessés…
À peine le carrosse se fut-il mis en mouvement, tandis que d’Assas écrasé, l’âme éperdue, reprenait le chemin de Paris, les gens qui s’étaient étendus dans le champ voisin et avaient assisté à cette scène se relevèrent.
Du Barry courut aux chevaux, sauta sur le sien, et, donnant l’ordre à ses acolytes de reprendre le chemin de la ville, s’élança sur la route.
Il avait sinon tout vu, du moins tout entendu.
Il savait donc qu’au lieu de Berryer, c’était Louis XV qui se trouvait dans la voiture.
Ayant franchi d’un saut le fossé qui le séparait de la route, il prit le galop et ne tarda pas à rejoindre le carrosse. Alors, il lui laissa une avance suffisante pour ne pas être aperçu lui-même dans l’obscurité, et se mit à suivre.
– Ce d’Assas a toutes les chances! grondait-il. Un autre, moi, n’importe qui, eût été arrêté demain matin, et alors la Bastille!… le bourreau, peut-être!… Ah! ce roi est bien faible!… D’Assas s’en tire les mains nettes… Et qui sait si cette aventure ne le servira pas!… Voici la petite d’Étioles favorite! Or, elle me fait l’effet d’éprouver pour le joli chevalier un sentiment qui frise la tendresse!… Enfin, tout n’est pas dit! Qui vivra verra!…
Vingt minutes plus tard, le carrosse fut en vue du gigantesque château, évocation de l’immense orgueil de Louis XIV… Sans doute le roi avait donné des indications à Bernis, car celui-ci, sans hésiter, contourna l’aile droite du château, et lança le carrosse sur la route qui aboutissait à l’endroit où plus tard devait s’élever Trianon.
Au bout de dix minutes, la voiture s’arrêta…
Du Barry sauta vivement de sa selle, et sans se préoccuper de son cheval dressé à ne plus bouger de place dès que le chevalier mettait pied à terre, il se rapprocha d’arbre en arbre et put ainsi arriver à temps pour voir Louis XV descendre… Jeanne demeurait dans la voiture…
Bernis, n’ayant reçu aucun ordre, restait immobile à sa place.
Du Barry embrassa cette scène d’un coup d’œil.
Il vit alors que le carrosse était arrêté devant la porte d’un élégant pavillon de style Renaissance où tout paraissait dormir, volets clos et portes fermées…
Le roi s’approcha de la porte d’entrée et souleva trois fois le marteau.
Aussitôt, comme s’il y eût quelqu’un qui veillât en permanence, la porte s’ouvrit, et une gracieuse soubrette apparut, éclairée par la lampe qu’elle tenait à la main. Cette femme reconnut-elle le roi? Peut-être. Mais elle ne fit aucun geste de surprise, ne prononça pas un mot et se contenta d’éclairer le passage en élevant sa lampe.
Alors Louis XV se rapprocha du carrosse, ouvrit la portière et tendit la main.
Du Barry vit apparaître M med’Étioles qui, pâle et tremblante, s’appuya sur cette main pour descendre.
Le roi la conduisit jusqu’à l’entrée de la maison, et, s’adressant à la soubrette:
– Suzon, dit-il, voici votre nouvelle maîtresse. J’espère que tout est prêt pour la recevoir dignement.
– Oui, monsieur, répondit la soubrette.
– Madame, reprit Louis XV en se tournant vers Jeanne, veuillez vous considérer ici comme chez vous. Et vous y êtes réellement. Car cette maison, dès cet instant, vous appartient. J’ose espérer que vous voudrez bien parfois, parmi les amis qui viendront vous saluer, recevoir le plus fidèle et le plus soumis de vos serviteurs.
En même temps il s’inclina profondément.
Jeanne, troublée jusqu’à l’âme, eut une dernière hésitation…
Elle fit une révérence et murmura d’une voix confuse:
– Vous serez toujours le bienvenu… monsieur!…
Et elle entra!…
Louis XV demeura un instant devant cette porte, un singulier sourire au coin des lèvres. Puis, vivement, il remonta dans le carrosse qui, quelques minutes plus tard, s’arrêta devant le château où tout était toujours prêt, nuit et jour, pour recevoir Sa Majesté…
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