– Et la tienne!
– Madame!
– Va… va maintenant… et n’oublie pas!
– Mille livres!… Viens, Crébillon, viens-nous-en, mon ami… viens que je te dise…
Bras dessus bras dessous, les deux compères sortirent de l’hôtel et s’éloignèrent, fraternellement calés l’un contre l’autre. Chose curieuse: on eût dit qu’ils reprenaient leur ivresse où ils l’avaient laissée. L’émotion dissipée, les fumées bachiques redevenaient souveraines dans ces deux cerveaux.
Ce fut donc en traçant de nouvelles courbes et en s’entretenant de bizarres problèmes qu’ils continuèrent leur route vers la Seine, qu’il leur fallait franchir pour rentrer chez eux.
Poisson disait:
– Cherchons combien mille livres peuvent donner de bouteilles d’Anjou.
Crébillon répondait:
– Pardon, pardon… tu veux dire combien de flacons de champagne…
En effet, c’était là leur éternel sujet de dispute. Un seul point les séparait: l’un adorait le vin d’Anjou et l’autre raffolait du vin de Champagne.
Tant il est vrai qu’il y a toujours un point noir, même dans les plus parfaites amitiés.
Pendant ce temps, M mePoisson, ayant examiné le chevalier d’Assas, constata qu’il ne portait aucune trace de blessure. En effet, le jeune homme avait été atteint au-dessus de la tempe droite d’un coup qui ne laisse pas de marque visible, mais qui n’en est pas moins terrible.
– Je ne crois pas qu’il en meurt! songea la matrone.
Et, avec un hideux sourire, elle ajouta:
– Après tout… s’il meurt d’un coup de sang au cerveau… je n’en sais rien, moi!… Ça ne se voit pas…
Elle se contenta donc d’accommoder le chevalier sur le canapé et, laissant un flambeau allumé, se retira.
Dans l’hôtel, tout retomba au silence.
À l’instant où il s’était abattu dans la rue, d’Assas avait entièrement perdu connaissance. Puis, sous l’effort de l’instinct de vivre, quelques vagues perceptions parvinrent à son cerveau, pareilles à ces livides et fugitives lueurs que l’œil croit percevoir dans l’obscurité.
Il eut confusément conscience qu’on le saisissait, qu’on le portait quelque part, qu’on l’étendait…
Un laps de temps qu’il ne put apprécier s’écoula.
Puis, lentement, des embryons d’idée se formèrent, se dissipèrent, pour se reformer à nouveau. Il sentait une lourdeur de plomb peser sur sa tête, et dans ses oreilles il entendait un bourdonnement monotone et très fort, semblable au bruit d’une chute d’eau.
Puis, enfin, ces lambeaux d’idée s’adaptèrent l’un à l’autre.
Il put penser…
Ce fut terrible.
La première pensée qui se présenta à lui fut celle de la mort: il eut la conscience très nette que le sang se portait au cerveau par afflux violents et qu’il semblait s’y coaguler.
Oh! de l’eau! Rien qu’un peu d’eau sur son front et ses tempes!…
Cela le sauverait!
– De l’eau!… Un peu d’eau!…
Il crut avoir poussé un cri retentissant… En réalité, ses lèvres demeurèrent immobiles.
– Oh! songea-t-il désespéré, mourir… mourir faute d’une goutte d’eau!… Il n’y a donc personne autour de moi!… On ne m’a donc pas entendu!… Oh! si je pouvais… seulement… dégager… ma gorge!…
Il se raidit dans un suprême effort… mais pas un doigt ne fut remué… ses jambes lui semblaient de plomb… ses bras inertes lui paraissaient avoir été liés… Rien… pas même l’esquisse d’un geste…
Cet effort eut pourtant un résultat: ses paupières s’entr’ouvrirent.
Sans étonnement – l’étonnement est une vigoureuse manifestation de la pensée – il se vit dans une pièce inconnue… une sorte de salon élégant et coquet.
Alors, des yeux, il voulut faire le tour de cette pièce; il s’aperçut que ses yeux étaient immobiles! Il voulut refermer les paupières pour échapper à l’effrayante impression de cette fixité: avec horreur il constata que ce simple mouvement n’était plus dans sa volonté.
Et le mince regard qui filtrait de ces paupières à peine ouvertes et immobilisées demeura rivé à un panneau de porte que surmontaient des anges joufflus jouant à la corde avec des guirlandes de roses.
– De l’eau! un peu d’eau! crut-il crier à nouveau sans proférer en réalité aucun son.
Alors, dans le râle de sa pensée, il reconstitua l’effroyable aventure: il était parti de son hôtellerie… était arrivé rue des Bons-Enfants… Pourquoi? Pourquoi?… Ah!… Pour voir sa maison!… Le roi!… Que faisait le roi Louis XV sous ce portail?…
Une atroce jalousie le mordit au cœur… Le roi venait pour elle !… Le roi!… Et lui, pauvre petit officier… avait espéré… oh!… Et c’était fini!…
Il sentait qu’il allait mourir… que jamais il ne la reverrait… que jamais elle ne saurait que sa pensée suprême avait été pour elle!…
Mourir!… Oui… quelques minutes encore… et ce serait fini… les bourdonnements devenaient plus violents… il comprenait que le sang envahissait le cerveau… que ses tempes se gonflaient à éclater…
À ce moment, son œil rivé au panneau de la porte vit cette porte s’ouvrir.
Dans l’encadrement, une forme blanche, vaporeuse, suave, lui apparut…
Et cette forme s’avançait vers lui…
L’être entier du jeune homme se tendit dans un effort insensé…
Il lui parut qu’un rugissement s’échappait enfin de sa gorge serrée, comprimée comme par des mains de fer… un rugissement de joie folle, immense, délirante…
Car cette forme blanche qui s’avançait vers lui, il la reconnaissait!
C’était elle!…
Elle!… La jeune fille en rose de la clairière de l’Ermitage!…
Celui que le chevalier d’Assas avait blessé dans la matinée d’un coup d’épée dans l’épaule avait été ramené chez lui par son témoin, le comte de Saint-Germain.
Du Barry habitait en l’île Saint-Louis, à l’extrémité du quai d’Anjou, un antique hôtel dont les fenêtres regardaient la petite île Louvier, sablonneuse et déserte, – simple langue de terre fréquentée le jour par quelques pêcheurs de goujons, sinistre coupe-gorge abri de truands dès que la nuit l’enveloppait de ses voiles.
L’hôtel du Barry était une magnifique demeure, un de ces vastes bâtiments majestueux et sévères, dont un seul vestibule ferait ce que les constructeurs de nos jours, avec une audace ingénue, appellent un grand appartement.
Jadis, vers le milieu du règne de Louis XIV, le feu comte du Barry, père de celui que nous mettons en scène, avait mené grand train de fortune dans cet hôtel: les immenses salons avaient vu se développer sous leurs lambris dorés la pompe de fêtes splendides. Le roi en personne avait assisté à l’un de ces galas où l’on avait donné à Sa Majesté la comédie et une collation qui avait émerveillé M. de Saint-Simon, difficile à contenter pourtant, comme on sait.
Mais maintenant ces salles étaient silencieuses et glaciales.
Peu à peu, les meubles précieux, les tableaux de maîtres, les riches tentures en étaient sortis… vendus pièce à pièce, dispersés dans une rapide ruine.
L’hôtel lui-même était hypothéqué de dettes.
Et lorsque les pas du comte faisaient résonner dans les mornes salons vides d’étranges sonorités, il semblait qu’il éveillât des échos funèbres, comme si cette maison eût été la tombe d’une prospérité défunte.
Dans ces moments-là, une rapide contraction nerveuse fronçait les noirs sourcils du comte et un soupir d’immense amertume gonflait sa poitrine.
Alors il se rappelait sa première enfance écoulée au sein du luxe, de l’opulence et des fêtes, les maîtres qu’on lui avait donnés, la foule des grands seigneurs qui venait, les belles dames qui le caressaient…
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