– En effet, dit Barba-Roja, plutôt gêné, j’avais des raisons toutes spéciales pour ne pas me mêler à cette affaire. Mais je me souviendrai de ton dévouement, et d’abord, comme il n’est pas juste que tu aies été puni par ma faute, prends ceci.
Ceci était une bourse qui parut sans doute convenablement garnie au dévoué Centurion, car il eut une grimace de jubilation et, tout en serrant précieusement la bourse sous ses loques de mendiant, il répondit:
– Ce que j’en ai dit était, comme on dit, pour parler, mon cousin, et non pour vous inciter à pareille munificence.
– Je sais, fit majestueusement Barba-Roja. Mais où voulais-tu en venir?
– À ceci, mon cousin: qui me dit qu’il ne m’arrivera pas avec ce Pardaillan ce qui m’est arrivé avec la Giralda? Que je réussisse, comme je l’espère, ou que j’échoue, qui me dit que Mgr d’Espinosa ne se fâchera pas? Si mon action contrarie ses projets, c’en est fait de moi. Cette fois-ci je tâte du cachot et dame… vous ne l’ignorez pas mon cousin, on sait bien quand on entre au cachot, on ne sait jamais quand on en sortira.
– Enfin, dit Barba-Roja impatienté, explique-toi clairement. Que veux-tu?
– Je veux, dit froidement Centurion, un ordre écrit de votre main, à seule fin d’être complètement couvert au cas où ce que je vais entreprendre ne serait pas du goût de Mgr le grand inquisiteur.
– N’est-ce que cela? Que ne le disais-tu plus tôt! fit Barba-Roja en se dirigeant vers un cabinet d’ébène qui ornait sa chambre.
Mais après avoir ouvert le meuble, il s’arrêta et, considérant piteusement son bras en écharpe:
– Au fait, dit-il, comment veux-tu que je m’y prenne pour écrire avec mon bras malade?
– Ventre de veau! murmura Centurion désappointé, c’est vrai, j’avais oublié le bras malade. Et pourtant, reprit-il avec cette froideur qui dénotait une résolution bien arrêtée, pourtant je n’agirai pas sans un ordre écrit.
– Diable! fit Barba-Roja perplexe, comment faire en ce cas?
Centurion parut réfléchir un instant et:
– Ne pourriez-vous, dit-il, faire signer cet ordre au roi?
Barba-Roja haussa ses larges épaules.
– Me vois-tu, fit-il du bout des lèvres, allant dire au roi: Sire, vous plairait-il de me signer l’ordre de meurtrir le sire de Pardaillan? Je serais bien reçu, par ma foi! et c’est du coup que je pourrais faire mes paquets… s’il ne m’arrivait quelque chose de pire.
– C’est vrai! c’est vrai! acquiesça Centurion en se pinçant le lobe de l’oreille, geste machinal qu’il affectionnait quand il était plongé dans de graves méditations.
Et tout à coup, en coulant en dessous un coup d’œil sur Barba-Roja:
– Il y aurait bien un moyen, fit-il.
– Lequel? fit vivement le colosse, qui était de bonne foi.
– Un blanc-seing!… dit Centurion d’un air très détaché, mais en étudiant toujours du coin de l’œil Barba-Roja hésitant.
– Oh! fit-il, comme tu y vas! Sais-tu que ceux que j’ai ici portent la signature du roi?
– Je le sais… C’est justement ce qu’il faut.
– Sais-tu qu’ils sont contresignés du grand inquisiteur?
– Cela n’en vaut que mieux.
– Sais-tu qu’avec un de ces parchemins, convenablement rempli, on peut échapper à toute sanction, on peut exiger main forte de toutes les autorités civiles ou religieuses?
L’œil de Centurion eut une lueur aussitôt éteinte.
– Mon cousin, fit-il froidement, je vous ferai remarquer que le temps passe et qu’en tardant davantage, nous courons le risque de trouver l’oiseau déniché.
Barba-Roja eut un geste de fureur concentrée et, toujours hésitant, il murmura:
– Diable! un blanc-seing…
En disant ces mots, machinalement il fouillait Cristobal jusqu’au fond de l’âme.
Alors, le voyant ébranlé, Centurion, de son air le plus indiffèrent:
– Au fait, vous avez peut-être raison. Somme toute, je ne suis pas pressé, moi. J’attendrai que vous soyez en état de me signer l’ordre… Il est vrai que pareille occasion ne se présentera peut-être pas de sitôt et que le sire de Pardaillan en profitera probablement pour tirer au large, mais je suis bien tranquille: je peux attendre patiemment l’heure de la vengeance. Et quant à vous, vous ne serez sans doute pas en peine pour si peu et vous saurez bien, je pense, reconquérir toute la faveur du roi… Après tout, notre sire n’est pas aussi féroce que vous l’imaginez…
Barba-Roja se décida brusquement.
– Me jures-tu de ne pas faire un mauvais usage de ce parchemin? dit-il.
– Eh! quel profit illicite voulez-vous qu’un pauvre diable comme moi puisse tirer de ce méchant carré de parchemin? Si encore c’était un bon sur le Trésor, je comprendrais… Mais ça!…
Barba-Roja ouvrit un tiroir secret du cabinet. Il y prit un des blancs-seings dont il disposait pour l’exécution des ordres secrets du roi et le tendit à Centurion en disant:
– Tiens! tu me rendras ceci après l’expédition.
Centurion prit le parchemin d’un air très détaché, mais si Barba-Roja avait pu discerner l’éclair de triomphe qui s’alluma soudain dans l’œil du familier, nul doute qu’il ne lui eût arraché à l’instant le redoutable papier.
Mais Barba-Roja ne discerna rien. Il ne vit qu’une chose: c’est qu’il allait se venger de Pardaillan et rétablir du coup son crédit qu’il croyait ébranlé.
Centurion enfouit le précieux parchemin sous ses loques et se dirigeant vers la porte:
– À bientôt, mon cousin, dit-il. Je n’ai pas un instant à perdre et cependant il me faut aller changer ce costume.
Déjà Centurion avait ouvert la porte, lorsque Barba-Roja, avec une timidité étrange chez ce colosse, murmura:
– Cristobal!…
Centurion repoussa la porte et attendit. Mais voyant que Barba-Roja, très embarrassé, ne pouvait se résoudre à parler, il lui dit avec cette brusque familiarité qu’il ne se permettait que dans le tête-à-tête:
– Les moments sont précieux, l’homme peut nous échapper. Voyons, videz votre sac une bonne fois, mais faites vite…
– Cette jeune fille, fit le colosse en rougissant.
– La Giralda?… Voilà donc où le bât vous blesse, railla Centurion narquois.
Sans relever la raillerie, Barba-Roja reprit:
– Ne pourrais-tu… si l’occasion se présente… faire d’une pierre deux coups?…
– Cela se peut faire, dit Centurion avec un mince sourire, si toutefois la jeune fille est à l’auberge… car autrement, souvenez-vous que quiconque veut courir deux lièvres à la fois risque fort de les manquer tous les deux.
– Mais si elle est là? insista Barba-Roja.
– Si elle est là, je ferai de mon mieux et peut-être serai-je plus heureux que l’autre jour.
– Tu es un bon parent, Cristobal, fit Barba-Roja, dont le visage s’éclaira.
Et avec un accent empreint d’une passion sauvage et violente:
– Si tu réussis, si tu me livres cette jeune fille, demande-moi tout ce que tu voudras!…
– Je n’aurai garde d’oublier la promesse, fit Centurion entre haut et bas.
Et tout haut:
– Je vais travailler de façon à satisfaire à la fois votre haine et votre amour.
Et sur ces mots il s’éclipsa.
Centurion se hâta de sortir du palais. Il exultait, le brave Centurion, et en caressant sous ses haillons le blanc-seing qu’il venait d’arracher à la naïveté de Barba-Roja, il répétait à chaque instant, comme s’il eût voulu se convaincre lui-même d’une chose qui lui paraissait incroyable:
– Riche! Je suis riche!… Enfin! je vais donc pouvoir déployer mes ailes et montrer ce dont je suis capable!
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