Le colosse s’était déjà précipité sur son épée. De nouveau il fonça sur Pardaillan, convaincu que ce qui venait de lui arriver était le fait d’une surprise, d’une faiblesse passagère, d’un accident enfin, qui ne se renouvellerait pas.
Et une deuxième fois, l’épée violemment arrachée alla rouler sur les dalles, où, cette fois, elle se cassa net.
– Demonio! hurla Barba Roja, qui se rua, la dague levée.
D’un geste prompt comme la foudre, Pardaillan passa son épée dans sa main gauche, saisit au vol le poignet du colosse, et d’une étreinte formidable le maintint levé, le pétrit, le broya, sans effort apparent, avec aux lèvres un sourire terrible.’
Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles tendus à se briser… Il ne réussit pas à se soustraire à la prodigieuse étreinte, et au milieu du silence de mort qui planait sur l’assistance, on entendit un râle étouffé. Une expression de stupeur et de douleur atroce se répandit sur les traits du colosse; ses doigts engourdis s’ouvrirent malgré lui; le poignard lui échappa et, tombant sur la pointe, se brisa avec un bruit sec!
Alors, d’un geste brusque, Pardaillan ramena le poignet en arrière et le maintint sur le dos, tandis que de la main gauche, il rengainait son épée inutile. Et Barba Roja qui sentait ses os craquer sous la pression de fer, Barba Roja fut contraint de se courber.
Alors, ainsi courbé, Pardaillan le poussa vers l’huissier qui, d’étonnement ou de terreur s’était laissé choir sur les dalles et maintenait sa baguette à deux mains d’un geste purement machinal.
– Saute! commanda impérieusement Pardaillan en montrant la baguette de son doigt tendu.
Barba Roja essaya une suprême résistance…
– Saute! répéta Pardaillan, ou je te brise les os du bras.
Et un craquement sinistre, suivi d’un gémissement plaintif, vint prouver aux courtisans pétrifiés que la menace n’était pas vaine.
Et soulevé par les tenailles d’acier, sentant son bras se désarticuler sous la puissante pesée, les traits contractés, livide de honte, écumant de fureur et de douleur, Barba Roja sauta.
Impitoyable, Pardaillan l’obligea à se retourner et à sauter dans le sens contraire.
Ils se trouvaient alors placés face au cabinet du roi.
Haletant, râlant, le visage inondé de sueur, les yeux exorbités, Barba Roja paraissait sur le point de s’évanouir.
Alors Pardaillan le lâcha.
Mais de la main gauche, saisissant à pleine main l’opulente barbe du colosse, sans un mot, sans regarder derrière, comme une bête qu’on traîne à l’abattoir, il le traîna, à peu près inerte, vers le cabinet du roi.
Et Philippe II, qui le vit venir, n’eut que le temps de se reculer précipitamment, sans quoi il eut reçu en plein visage le battant de la porte, que Pardaillan repoussa d’un violent coup de pied.
Alors laissant la porte grande ouverte derrière lui, d’une dernière poussée envoyant Barba Roja rouler évanoui aux pieds du roi:
– Sire, dit Pardaillan d’une voix claironnante, je vous ramène ce mauvais drôle… Une autre fois, ne le laissez pas aller sans sa gouvernante, car s’il s’avise encore de me vouloir jouer ses farces incongrues, je serai forcé de lui arracher un à un les poils de sa barbe… et ce sera fâcheux pour lui, car alors il sera hideux.
Et dans la stupeur et l’effarement généraux, il sortit sans se presser, jetant autour de lui des regards étincelants.
Alors une voix murmura à l’oreille de Philippe, médusé:
– Je vous avais bien dit, Sire, que vous vous y preniez mal!… Me laisserez-vous agir maintenant?
– Vous aviez raison, monsieur l’inquisiteur… Allez, faites à votre idée, répondit le roi d’une voix tremblante de fureur.
Et avec une admiration mêlée de stupeur et de sourde terreur:
– Mais, quel homme!… Il a à moitié occis ce pauvre Barba Roja.
Lorsque gentilshommes et officiers, enfin revenus de leur stupeur, se décidèrent à courir sus à l’insolent, il était trop tard, Pardaillan avait disparu.
En reconduisant Fausta, Espinosa lui avait dit:
– Madame, vous plairait-il de m’attendre un instant dans mon cabinet? Je reprendrai avec vous la conversation au point où elle est restée avec le roi, peut-être arriverons-nous à nous entendre.
Fausta le regarda fixement, et:
– Me sera-t-il permis de me faire accompagner? dit-elle.
Sans hésiter, Espinosa répondit:
– La présence de M. le cardinal Montalte, que je vois ici, suffira, je pense, à vous rassurer. Pour les braves qui vous escortent, nous ne saurions vraiment les faire assister à un entretien aussi important.
Fausta réfléchit l’espace d’une seconde, et:
– Vous avez raison, monsieur le grand inquisiteur, la présence du cardinal Montalte suffira, dit-elle avec cette gravité sereine qui la faisait si imposante.
– À tout à l’heure donc, madame, répondit simplement Espinosa, qui fit un signe à un dominicain, s’inclina et retourna près du roi.
Montalte s’était avancé vivement. Les trois ordinaires en avaient fait autant et se disposaient à l’escorter.
Le dominicain s’approcha de Fausta et:
– Si l’illustre princesse et Son Éminence veulent bien me suivre, j’aurais l’honneur de les conduire jusqu’au cabinet de monseigneur, dit-il en s’inclinant profondément.
– Messieurs, dit Fausta à ses ordinaires, veuillez m’attendre encore un instant. Cardinal, vous venez avec moi. Allez, Mon Révérend, nous vous suivons.
Sainte-Maline, Chalabre et Montsery, avec un soupir de résignation, reprirent leur morne faction au milieu de cette foule étrangère, où ils ne connaissaient personne et où ils devaient, un peu plus tard, se mettre généreusement à la disposition de Pardaillan.
Suivi de Fausta et Montalte, le dominicain se fraya un passage dans la foule, qui d’ailleurs s’ouvrait respectueusement devant lui.
Au bout de la salle, le religieux ouvrit une porte qui donnait sur un large couloir, et s’effaça pour laisser passer Fausta.
Au moment où Montalte se disposait à la suivre, une main s’abattit rudement sur son épaule. Il se retourna vivement et s’exclama sourdement:
– Hercule Sfondrato!
– Moi-même, Montalte. Ne m’attendais-tu pas?
Le dominicain les considéra une seconde d’un air étrange et, sans fermer la porte, il s’éloigna discrètement et rattrapa Fausta.
– Que veux-tu? gronda Montalte en tourmentant le manche à sa dague…
– Laisse ce joujou, dit le duc de Ponte-Maggiore, avec un sourire livide… Tu vois bien que les coups que tu portes glissent sur moi sans m’atteindre.
– Que veux-tu? répéta Montalte furieux.
– Te parler… Il me semble que nous avons des choses intéressantes à nous dire. N’est-ce pas ton avis aussi?
– Oui, dit Montalte avec un regard sanglant, mais… plus tard… J’ai autre chose à faire pour le moment.
Et il voulut passer, courir après Fausta qu’une secrète intuition lui disait être en danger.
Pour la deuxième fois, la main de Ponte-Maggiore s’abattit sur son épaule, et, d’une voix blanche de fureur, en plein visage:
– Tu vas me suivre à l’instant, Montalte, menaça-t-il, ou, par le Dieu vivant! je te soufflette devant toute la cour!
Et, d’un geste violent, le duc leva la main.
– C’est bien, fit Montalte, livide, je te suis… Mais malheur à toi!
Et, s’arrachant à l’étreinte, il suivit Ponte-Maggiore en grondant de sourdes menaces, abandonnant Fausta au moment où, peut-être, elle avait besoin de son bras.
Fausta cependant avait continué son chemin sans rien remarquer, et au bout d’une cinquantaine de pas, le dominicain ouvrit une deuxième porte et s’effaça comme il avait déjà fait.
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