Crillon vit bien que le plan du roi était arrêté d’avance.
– Sire, dit-il d’une voix émue, prenez garde à la responsabilité que vous allez prendre devant Dieu et les hommes… Que Votre Majesté change d’avis, je suis toujours prêt à dégainer en son honneur.
Le vieux capitaine s’inclina et sortit alors.
– Peut-être, murmura Catherine du bout des lèvres, serait-il bon de s’assurer de ce brave pendant quelques jours…
– Allons donc, madame! fit le roi. Un secret dans le cœur de Crillon, c’est un secret dans une tombe… Et vous, Biron, que me conseillez-vous?
– Votre Majesté est-elle parfaitement sûre des méchants desseins de M. de Guise? dit le maréchal.
– Aussi sûr que vous l’êtes vous-même. Car tous autant que vous êtes ici, vous savez mieux que moi qu’un serment sur les autels n’est pas fait pour arrêter le duc de Guise…
– Eh bien, c’est vrai, Majesté. Et je n’ai pas été le dernier à vous conseiller de vous mettre en garde. Je dis donc que je suis de l’avis de Crillon: que le duc soit jugé et qu’il soit tiré un terrible châtiment de sa félonie…
– Et qui le jugera? fit amèrement le roi.
– Le Parlement de Paris?
– Et qui le traînera devant le Parlement?…
– Moi, sire! Que Votre Majesté m’en donne l’ordre, et je vais de ce pas arrêter le duc de Guise!… c’est-à-dire pourvu que je sois muni d’un ordre d’arrestation. Je me fais fort de le conduire à Paris…
– Qui se lèvera en masse pour le délivrer, dit Catherine de Médicis, qui mettra le feu au Palais de Justice, qui démolira le Louvre pour en faire des barricades, qui nous pillera et nous tuera tous, maréchal, depuis le roi jusqu’au dernier de nos soldats…
Biron baissa la tête, tandis qu’un frémissement parcourait les autres membres de cet étrange et terrible conseil privé.
– Je crois, reprit le maréchal, que Votre Majesté a raison en partie. Et cependant, je persiste à conseiller au roi une action ouverte, afin que le royaume et le monde sachent que si le duc de Guise meurt, il avait mérité sa mort…
– Merci, Biron, merci, dit le roi affectueusement. Je comprends vos scrupules, puisque je les ai eus. Mais l’heure des scrupules est passée. Veuillez donc vous retirer, car je ne veux pas que ce qui va se décider ici retombe sur un autre que moi.
– Sire, dit Biron, je me retire, mais pour ne pas m’éloigner. À partir de cette minute, je ne quitte plus votre antichambre; la nuit, je dormirai en travers de la porte; homme ou diable, il faudra me passer sur le ventre pour arriver à Votre Majesté…
– Quel dommage, fit la vieille reine en soupirant, lorsque le maréchal fut sorti, quel dommage que d’aussi braves gens, armés d’un bras si sûr et si fidèle pour l’action, aient si peu de cervelle dans le conseil!…
Après Biron, d’Aumont, interrogé à son tour, fit des réponses semblables, et se retira également. Puis ce fut Matignon qui sortit.
Il est à noter qu’Henri III avait une confiance illimitée dans ces quatre hommes, et que cette confiance était pleinement justifiée. Comme il l’avait dit, la tombe n’était pas plus sûre que le cœur de Crillon, de Biron, d’Aumont et de Matignon. S’il y avait bataille ou bagarre, on pouvait compter sur eux jusqu’à la mort. Ils n’étaient pas pour le guet-apens, voilà tout.
Après le départ de Matignon, personne ne sortit: tous ceux qui restaient étaient d’accord. En effet, le comte de Loignes ayant été interrogé à son tour par le roi, répondit tranquillement:
– Sire, je ne m’élèverai pas contre les avis qui viennent d’être donnés à Votre Majesté. Ce sont de bons et fidèles serviteurs que ceux qui sortent d’ici, et on peut être assuré qu’ils veilleront sur les jours du roi. Je pense donc que les choses sont en parfait état, puisque chacun aura sa besogne: Crillon, le maréchal de Matignon et d’Aumont vont faire à Votre Majesté une garde comme jamais roi n’en a eue. Et nous, l’esprit libre de ce côté, nous n’aurons plus qu’à agir. Or, en fait d’action, je n’en connais qu’une! En fait de juges, je n’en connais qu’un! Le voici…
En même temps, il tira son poignard.
– À mort! dit Chalabre. À mort, sire! Il n’y a que les morts qui ne frappent pas!
– Eh! pardieu, s’écria Montsery, faut-il tant discuter pour découdre un sanglier qui montre ses défenses!
– Je vous assure, sire, fit Sainte-Maline à son tour, que nous nous chargeons et du jugement et de l’exécution!…
Pendant quelques minutes, il y eut dans la chambre du roi une rumeur assourdie, chacun voulant dire son mot, chacun proposant son plan d’attaque. Enfin Catherine de Médicis, qui avait écouté toute cette explosion en souriant, les calma d’un geste et dit:
– Mes braves amis, vous êtes de hardis compagnons, tous, et le roi vous devra la vie… il ne l’oubliera pas…
– Sa Majesté est libre d’oublier! s’écria Déseffrenat, l’un des Quarante-Cinq.
– Oui, oui! Nous marchons pour notre compte autant que pour celui du roi!…
– Nous haïssons le Guise jusqu’à la male mort!…
– Il m’a donné, dit Loignes, un coup de dague dont je souffre encore, et cela sous le dérisoire prétexte que j’embrassais sa femme. À ce compte, il lui faudrait daguer toute la seigneurie qui l’entoure!
– Il nous a jetés dans la Bastille dont nous ne sommes sortis que par vrai miracle, ajouta Sainte-Maline.
La reine savait parfaitement de quelle haine étaient animés ces gentilshommes. Mais il ne lui déplaisait pas d’en avoir provoqué l’explosion. Elle reprit:
– Nous sommes donc tous d’accord? Il faut que Guise meure?…
– Qu’il meure!…
Le roi s’était tourné vers le feu et chauffait ses mains pâles.
Il semblait se désintéresser de l’effrayante question qui s’agitait autour de lui.
– Il reste donc à savoir où, quand, comment le scélérat félon sera frappé, continua Catherine.
– Tout de suite! s’écria Montsery.
– Chez lui! ajouta Loignes.
– À coups de dague!
– Mes bons et braves amis, dit Catherine, ce n’est pas le tout que de tailler, il faut encore savoir recoudre. C’est à quoi le roi et moi nous devons songer. Il faut donc que toutes nos précautions soient prises pour l’heure même qui suivra la mort du duc. Or, nous avons encore deux ou trois jours devant nous. Ne précipitons rien et faisons les choses raisonnablement. Nous avons trois points à élucider: Où? Quand? Comment?…
Il s’était fait un grand silence. Tous s’étaient rapprochés de la cheminée, car Catherine parlait à voix basse, malgré la précaution prise de faire garder les pièces voisines par des gens sûrs. Et c’était autour de la vieille reine, debout dans ses vêtements noirs, un demi-cercle de têtes penchées, de visages pâles et de regards flamboyants. Le roi seul, assis près du feu, semblait ne vouloir ni entendre, ni voir… La reine alors acheva:
– Où?… Ni chez lui, ni dans la rue: c’est ici même, dans l’appartement du roi, que doit se faire la chose. Quand? Nous le saurons peut-être demain matin. Comment? C’est le plan que je vais vous exposer…
XXXI AUX APPROCHES DE NOËL (suite)
Le soir de ce jour où des décisions suprêmes furent prises chez le roi, nous pénétrons dans une auberge d’assez pauvre apparence, qui avoisine le château, et qui s’appelait à cause de cela l’Hôtellerie du Château.
Dans une chambre du premier étage, le chevalier de Pardaillan allait et venait, à la lueur d’une chandelle fumeuse qui semblait n’être là que pour mieux montrer les ténèbres. Cependant, la table était dressée et toute servie, comme si Pardaillan eût attendu un convive. C’est-à-dire que sur cette table, il y avait de quoi apaiser la fringale de trois ou quatre bons mangeurs. Pardaillan était ainsi prodigue et outrancier dès qu’il traitait quelqu’un.
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