Claude jeta sa hache, saisit le bras de Farnèse et le serra avec violence.
– Bourreau, continua Farnèse, je suis venu te dire ceci: veux-tu m’aider à frapper cette femme? Elle représente une redoutable puissance. Son pouvoir est sans bornes. Son approche peut nous briser comme verre. Un signe d’elle peut nous tuer. Eh bien, aimais-tu assez l’enfant pour devenir mon aide? mon aide pendant une seule année… Non seulement mon aide, mais mon esclave? Car seul je sais les voies secrètes qui nous permettront de la frapper?… Quand ce sera fait, tu cesseras d’être mon esclave, tu redeviendras le bourreau et je te dirai: Maintenant, tu peux me tuer… Le veux-tu?
Claude haletant, sanglant, la figure dans la figure de Farnèse, avait écouté en frémissant de tout son être. Une sombre joie s’alluma dans ses yeux éperdus. Et, dans un souffle, il répondit:
– Monseigneur, à partir de cette minute, je vous appartiens corps et âme, comme vous m’appartiendrez corps et âme quand ce sera fait! Elle d’abord! Oui!… Vous avez raison! Vous ensuite!…
– Bien, dit froidement Farnèse. Voici ma main. La tienne!
Claude eut une imperceptible hésitation. Puis il ferma ses yeux chargés d’une haine sauvage contre cet homme. Il ferma les yeux, et sa main tomba dans celle du cardinal… Alors le cardinal avisa une table sur laquelle se trouvaient des feuilles de parchemin, des plumes, une écritoire.
Avec une effroyable sérénité, Farnèse s’assit à la table et dit:
– Échangeons en ce cas les écritures nécessaires à notre ligue.
Sur une feuille de parchemin, il écrivit:
«Ce 14 mai de l’an 1588. Moi, prince Farnèse, cardinal, évêque de Modène, déclare et certifie: Dans un an, jour pour jour, ou avant ladite époque si la femme nommée Fausta succombe, m’engage à me présenter devant maître Claude, bourreau, à tel jour ou telle nuit qui lui plaira: à telle heure qui lui conviendra; m’engage à lui obéir quoi qu’il me demande; et lui donne permission de me tuer si bon lui semble. Et que je sois damné dans l’éternité si je tente de me refuser ou de fuir. Et je signe; Jean, prince Farnèse, évêque et cardinal par la grâce de Dieu.»
Farnèse se leva, tendit le papier à Claude. Celui-ci le lut lentement, approuva d’un hochement de tête, plia le parchemin, et le mit dans sa poche.
– À ton tour! dit alors le cardinal.
Claude s’assit à table, prit une feuille, et, de son énorme écriture irrégulière, traça ces mots:
«Ce 14 mai de l’an 1588. Moi, maître Claude, bourgeois de la Cité, ancien bourreau-juré de Paris, demeuré bourreau par l’âme, déclare et certifie: Pour atteindre la femme nommée Fausta, m’engage, pendant un an à dater de ce jour, à obéir aveuglément à Monseigneur prince et cardinal évêque Farnèse; ne répugnant à tel ordre qu’il me donnera, et suivant ses instructions sans autre volonté que d’être son parfait esclave. Et que je sois damné dans l’éternité si une seule fois dans le cours de cet an je lui refuse obéissance. Et je signe…»
À ce moment, comme le front de Claude continuait à saigner, une large goutte de sang tomba sur le parchemin au-dessous du dernier mot. Claude tressaillit, sursauta, se recula… puis se pencha de nouveau. Et de son pouce il écrasa la goutte de sang; et il en traça une croix rouge.
Alors il gronda:
– Ma signature, à moi!…
– Je la tiens pour valable! dit Farnèse.
Le cardinal prit le papier, le relut, le plia, et le fit disparaître comme avait fait Claude. Un instant, les deux hommes, debout, face à face, livides, effrayants, se regardèrent. Puis le cardinal, sans un geste d’adieu, se retira, lent et silencieux, glissant comme un spectre, pendant que le bourreau appuyé du poing sur la table, les yeux exorbités, la tête penchée en avant, le regardait s’en aller et murmurait sourdement:
– La Souveraine… d’abord!… Et vous, ensuite… Monseigneur!…
Nous ramenons maintenant le spectateur de ces drames, notre lecteur, au mystérieux palais de la princesse Fausta, au moment où Pardaillan y vient d’entrer, c’est-à-dire quelques minutes après la scène d’orgie que nous avons essayé de retracer, c’est-à-dire le soir même du jour où Violetta a été saisie dans le logis de Claude, c’est-à-dire enfin quelques heures après le pacte qui vient de se conclure entre Farnèse et l’ancien bourreau.
Dehors, dans l’ombre, Maurevert guette la sortie du chevalier, avec Picouic et Croasse. Quant au chien Pipeau, soit paresse, soit tranquillité instinctive sur le sort de son maître, après avoir stationné et aboyé juste le temps nécessaire pour acquitter sa conscience, il a repris sournoisement le chemin de la Devinière .
Quant aux acteurs principaux que le lecteur a entrevus pendant l’orgie, ils sont au nombre de sept qui nous intéressent: trois hommes et quatre femmes.
Le duc de Guise: nous l’avons laissé évanoui de rage dans le cabaret où il est tombé en poursuivant Catherine de Clèves, duchesse de Guise…
Le moine Jacques Clément… celui-là même qui, dans Notre-Dame, a rappelé le cardinal Farnèse à la vie: nous avons vu qu’il s’est enfui dans la salle d’orgie – et nous le retrouverons.
Le comte de Loignes, amant de la duchesse: il a été transporté mourant au logis de Ruggieri.
Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier, sœur des Guise: par la porte de communication, elle a pénétré dans la maison Fausta.
Claudine de Beauvilliers (qu’est-ce que Claudine de Beauvilliers? Nous le saurons bientôt): elle a suivi le même chemin que la duchesse de Montpensier, c’est-à-dire que du cabaret de la Roussotte elle est passée dans le palais Fausta.
Marguerite, reine de Navarre, qu’on appelle encore la reine Margot: elle s’est élancée au-dehors et a disparu.
La duchesse de Guise enfin: elle est allée tomber dans les bras de Pardaillan, qui a frappé à la porte de fer, et qui vient d’entrer dans le sinistre vestibule où deux gardes veillent incessamment.
Fausta vient d’avoir un bref entretien avec Ruggieri, et elle rentre chez elle persuadée que le comte de Loignes va mourir. L’intérêt qu’elle peut avoir à la mort de l’un des plus redoutables séides d’Henri III se dégagera de lui-même dans la suite de ce récit.
La voici maintenant dans cette sorte d’élégant boudoir où elle a reçu Henri de Guise. Ses suivantes préférées: Myrthis et Léa sont là, guettant anxieusement un regard, un sourire de leur maîtresse. Mais le front de l’étrange princesse se couvre de nuages; ses sourcils d’un beau noir se froncent, son sein palpite… et les deux femmes tremblent.
– Ah! le misérable lâche! gronde celle qu’on appelle tantôt Sainteté, tantôt Souveraine. Être l’homme qui fait trembler la France, s’appeler Guise, voir sa femme sur les genoux de son mortel ennemi… et s’évanouir!… Ce soudard a des faiblesses de ribaude…
Elle médita plus profondément.
– Qui sait, murmura-t-elle, si pour moi il ne vaut pas mieux que le futur roi de France soit ainsi?… Mais cette femme… cette Catherine de Clèves… comment la ramener dans le vaste filet que j’avais tendu?…
Elle sortit en adressant à ses deux suivantes quelques mots en une langue étrangère.
Le palais se divisait en trois parties bien distinctes. À droite, c’étaient les somptueuses pièces officielles entourant la salle du trône. À gauche, c’étaient les appartements privés, plus féminins, plus élégants, moins sévères. Au fond, c’étaient des logis de gardes et d’officiers et de serviteurs, et puis la chambre des exécutions… C’était plus qu’un palais… c’était une ville, un organisme complet… une sorte de Vatican… c’était Rome au cœur de Paris…
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