– Que font les prisonniers? demanda Fausta.
– Le prince Farnèse est assis dans un fauteuil, et le bourreau couché sur le tapis.
«Le bourreau!» s’exclama Pardaillan en lui-même.
Une sorte d’angoisse l’envahit. Une sueur froide pointa à son front. Quel était ce bourreau?… Quelles mystérieuses accointances pouvait-il y avoir entre le bourreau et Violetta?… Car ce bourreau, c’était l’un des deux prisonniers… c’est-à-dire celui qu’on appelait maître Claude! Celui que Violetta aimait plus encore que son père!…
– Que disent-ils? reprit Fausta.
– Ils ne disent rien. Ils semblent privés de sentiment. Cependant ils vivent encore; la poitrine du cardinal se soulève avec effort, et on entend le souffle haletant de maître Claude…
– Horrible! murmura Pardaillan qui pâlit.
Fausta souriait d’un sourire aigu qui montrait ses dents, admirables perles qui brillaient sous l’incarnat de ses lèvres…
Cette femme se délectait donc du récit de l’épouvantable agonie?… Non! Ou bien nous avons mal exposé ce caractère, ou bien l’on doit savoir que Fausta ne pouvait se réjouir d’une souffrance humaine. Elle se croyait l’Ange, l’Envoyée qui frappe quand il faut frapper, mais sans aucune notion du sentiment humain.
– Qu’ont-ils dit? Qu’ont-ils fait depuis qu’ils ont commencé à mourir?
Elle posa cette question, et l’homme répondit:
– Dans les premières heures qui ont suivi la sentence au sacré tribunal, les deux condamnés sont restés immobiles, chacun dans un coin, comme prostrés et abattus. Puis le bourreau a cherché un moyen de sortir. Lorsqu’il eut constaté l’impossibilité de la fuite, il s’est tenu tranquille. Des heures se sont passées. Puis ils ont commencé à souffrir vivement, car ils se sont rapprochés l’un de l’autre et ont cherché dans un échange de paroles un oubli momentané de la souffrance.
L’homme parlait froidement; il ne faisait pas un récit; il faisait un rapport, voilà tout. Tandis qu’il parlait, Pardaillan regardait Fausta et il frissonnait en se disant:
«Est-il possible qu’une femme entende des choses pareilles sans crier de pitié?…»
– Puis, continua l’homme, ils se sont séparés à nouveau. Le cardinal s’est assis dans un fauteuil et a fermé les yeux. Le bourreau s’est tenu debout dans l’angle opposé, regardant fixement devant lui. Enfin sont arrivées les grandes souffrances. D’abord, des plaintes se sont élevées; puis ces plaintes sont devenues des cris; puis ces cris sont devenus des hurlements; la folie furieuse s’est déclarée; tous les deux se sont rués sur la porte qu’ils ont martelée de coups. Puis, peu à peu, après quelques heures de fureur, ils ont pleuré, ils ont demandé une goutte d’eau…
– Affreux! oh! c’est affreux! haleta Pardaillan.
– Continuez, dit simplement Fausta.
– Enfin, ils ont commencé de râler; les grandes souffrances sont passées et l’agonie, je crois, est bien proche. Maintenant, comme j’avais l’honneur de l’exposer, ils respirent à peine; le cardinal est dans un fauteuil, le bourreau est tombé en travers, de tout son long, sur le tapis.
Fausta se tourna vers Pardaillan, qui, livide, essuyait son front. Et elle dit:
– J’ai voulu, monsieur, vous faire savoir que ces deux hommes sont bien près de la mort…
Pardaillan fit un effort pour échapper à cette impression d’horreur qui venait de le paralyser.
– Qu’on ouvre la porte de leur chambre, qu’on ranime les deux condamnés. Qu’on les ramène à la vie et à la force par un prudent emploi de la liqueur qui nous sert en pareil cas. Puis, quand ils seront capables de marcher, qu’on les conduise jusqu’à la rue et qu’on les y laisse libres en leur disant que grâce leur est faite de par l’intercession de M. le chevalier de Pardaillan… Qu’on me prévienne dès qu’ils seront ranimés…
– Madame! murmura Pardaillan.
Fausta fit un geste hautain qui signifiait: «Attendez! ce n’est pas fini entre nous!»…
L’homme qui venait de faire le rapport s’était retiré. Un mortel silence s’établit. Pardaillan considérait avec une indéfinissable horreur cette femme, qui pourtant venait de lui donner si complète satisfaction. Près d’une demi-heure se passa ainsi. Puis l’homme reparut en disant:
– Les condamnés ont été ranimés selon l’ordre donné. Il ne reste plus qu’à les conduire jusqu’à la rue.
– Monsieur le chevalier de Pardaillan, dit Fausta, accompagnez vos amis jusqu’au grand vestibule: je vous attends ici… car si je vous prouve que j’ai accepté le marché proposé, vous devez me prouver à votre tour que mon homme à moi est libre comme sont libres vos deux hommes à vous…
Elle fit un signe, et l’homme au rapport s’inclina, et sortit, suivi de Pardaillan. Rapidement, le chevalier, à la suite de son conducteur, franchit deux ou trois vastes salles, magnifiquement décorées, longea un couloir et parvint à une porte ouverte.
– C’est là, dit le conducteur.
Le chevalier entra et, assis sur des fauteuils, il vit le prince Farnèse et maître Claude. Un personnage vêtu de noir, quelque médecin sans doute, était penché sur eux et achevait de les rappeler à la vie… une sorte de petit vieillard à figure énigmatique.
Quelques minutes se passèrent. Pardaillan attendait, la gorge serrée par l’angoisse, regardant avec une maladive curiosité ces deux visages d’hommes sur lesquels la souffrance avait laissé des traces terribles, fantômes qui semblaient revenir des lointaines régions de la mort.
Puis le personnage noir se releva avec un rire silencieux de satisfaction et se tourna vers Pardaillan:
– Ils en reviendront, dit-il avec une grimace qui voulait être sans doute un sourire. Ils en reviendront, s’ils prennent la précaution de manger et boire avec une grande modération pendant huit jours. Louée soit notre souveraine sacrée qui fait grâce!
Là-dessus, le petit vieux fit une courbette, boucha soigneusement le flacon qu’il tenait à la main, puis, ayant jeté un dernier regard sur les deux condamnés, sortit, ou plutôt disparut sans qu’on pût dire au juste par où il s’était éclipsé. Pardaillan regarda vivement autour de lui, vit qu’il était seul, et s’approchant de Farnèse, lui glissa rapidement à l’oreille:
– En sortant d’ici, entrez à l’auberge voisine, rejoignez-y le duc d’Angoulême et allez m’attendre tous les trois à la Devinière , rue Saint-Denis. Eh bien! monsieur continua-t-il à haute voix, comment vous trouvez-vous?…
Le cardinal et le bourreau eurent un regard effaré, vacillant, rempli de cet immense étonnement qui est le vertige de la pensée. Ils étaient pâles comme des spectres. Leurs joues étaient creuses, leurs yeux profondément enfoncés sous les orbites.
Mais presque aussitôt, et avec une foudroyante soudaineté, le sang afflua à leurs visages. C’était la liqueur du petit vieux qui agissait. Ils se dressèrent debout, et leur premier mouvement fut de marcher à la porte. Puis, ils s’arrêtèrent avec une crainte d’enfants: leur pensée, presque atrophiée par la souffrance, ne leur laissait plus la possibilité de la lutte…
– Au nom de Violetta! murmura ardemment le chevalier.
– Violetta? balbutia Farnèse comme s’il eût éprouvé une grande difficulté à se souvenir et une plus grande encore à parler.
Mais ce nom ainsi jeté produisit sur l’esprit de Claude un effet comparable à celui que le violent révulsif du petit vieux avait produit sur son corps. Il eut une sorte de grondement. Ses poings énormes se serrèrent.
– Vous dites: Violetta! fit-il haletant.
– Oui! dit Pardaillan dans un souffle. Si vous l’aimez, faites ce que je dis: entrez au Pressoir de fer , rejoignez-y le duc d’Angoulême, et tous trois, allez m’attendre à la Devinière . Silence! On nous écoute…
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