«Si je me trompe, je suis mort. Si Fausta n’a pas elle-même armé le bras de Jacques Clément, si elle n’a pas un immense intérêt à tuer Valois, je ne sortirai pas d’ici… Ce sera ici ma tombe!…»
Fausta avait fermé les yeux. Il ne voyait pas ce qu’elle pensait. Mais il continua bravement:
– Frère Jacques Clément, madame, doit tuer Henri III. Et c’est vous qui le poussez à ce meurtre. Voilà ce que je sais, madame. Or, écoutez-moi, maintenant! Par Jacques Clément, en le forçant à parler, j’ai su comment on entrait ici; j’ai su son dessein, qui est le vôtre. Je connais ce moine depuis longtemps, madame. En le choisissant, je puis vous dire que vous avez choisi un terrible instrument. Il réussira. Il frappera Valois. De ce fait, M. le duc de Guise sera roi.
Il parlait lentement, comme on va, pas à pas, sur un terrain inconnu, plein de fondrières.
– Pour que Jacques Clément réussisse, continua-t-il, que faut-il tout d’abord?… Qu’il soit rendu à la liberté… Il faut ensuite que le roi Henri III ne soit pas prévenu que M. le duc de Guise veut le faire trucider…
Cette fois le coup fut si rude que Fausta tressaillit. Pardaillan perçut ce tressaillement et respira longuement.
«Je commence à croire que je ne suis pas encore mort!» songea-t-il.
– Ainsi, dit Fausta, le moine vous a avoué qu’il veut tuer Henri de Valois?
– Ai-je dit cela madame? Mettons que je me suis trompé, car Jacques Clément ne m’a rien dit. Seulement, je sais qu’il doit tuer le roi pour le compte de Guise, et sachant cela, je me suis emparé de lui. Si je suis libre, si vous m’accordez la grâce que je viens solliciter, Jacques Clément est libre, et il va où il veut, il fait ce qu’il veut. Car que m’importe à moi que Valois vive ou meure! Cet homme est marqué pour quelque terrible représailles venue d’en bas. Il a accumulé de telles souffrances qu’un jour une de ces infamies doit le souffleter et une de ces souffrances le poignarder: c’est dans l’ordre. La vie ou la mort de Valois ne m’intéresse pas, madame. Mais je vous le dis, la mort de ce roi intéresse le duc de Guise. Si Valois ne meurt pas promptement, Guise est perdu. Il le sait. Vous le savez. La vie d’Henri III, c’est la mort de Guise et la vôtre!
À cet exposé si simple et si terrible, et si vrai de toute la politique de cette époque, Fausta comprit qu’elle n’avait pas seulement devant elle un homme d’une bravoure exceptionnelle, une force comme la nature en crée une ou deux par siècle comme pour s’exercer à des chefs-d’œuvre, mais aussi une intelligence d’une profonde sensibilité. Elle soupira. Et sa pensée, à ce moment, était celle-ci:
«Pourquoi ce pauvre gentilhomme, sans feu ni lieu, ne s’appelle-t-il pas duc de Guise?…»
Pardaillan continua son exposé. Car vraiment, à les voir si paisibles tous deux, si calmes dans leurs paroles mesurées, dans leurs gestes à peine esquissés, il eût été impossible de supposer le drame effroyable qui se déchaînait dans l’âme de la femme, et que cet homme pouvait, devait tomber mort au premier geste de cette femme.
– Donc, reprit-il, sachant sûrement que Clément a été armé par Guise, par vous, sachant que de longtemps vous ne retrouverez pas un homme capable comme lui de regarder en face la majesté royale sans en être ébloui, capable, d’un geste de son bras, de changer les destinées du royaume de l’Église, moi, Pardaillan, je me suis emparé de ce moine. Et si vous me frappez, il meurt, comme vous avez pu l’entendre par la promesse que monseigneur le duc d’Angoulême vient de me faire. Il meurt. Henri III est prévenu que Guise le veut tuer. Plus de grande procession. Plus de voyage à Chartres. Valois se défend. Guise est perdu, et vous aussi. Est-ce clair?
Fausta, blanche comme une morte, Fausta insensible en apparence. Fausta souffrait en ce moment comme elle n’avait jamais souffert. Elle rugissait en elle-même, et son cœur bondissait. Elle haïssait cet homme qui la bravait, d’une haine furieuse, d’une haine humaine… elle qui avait voulu s’élever au-dessus de toute humanité… et elle était prête à se jeter à ses genoux, à crier grâce, à s’avouer vaincue, à humilier son orgueil, à proclamer son amour, à hurler enfin qu’elle n’était qu’une femme!…
– Que voulez-vous? demanda-t-elle rudement.
– Peu de chose; contre la liberté de Jacques Clément, contre le serment que je vous fais de ne rien tenter pour m’opposer à son projet, je vous demande la vie et la liberté de deux hommes. Est-ce trop pour payer la mort d’un roi?…
– Deux hommes? dit Fausta surprise.
– Nous y voici donc, fit Pardaillan. Je vais vous dire, madame. Ces deux hommes, je ne les connais pas. Leur vie ou leur mort m’est indifférente, comme celle de Valois. Seulement, vous avez vu tout à l’heure ce jeune homme qui maintenant s’apprête à égorger Jacques Clément s’il ne me revoit pas. Eh bien, ce jeune homme a une mère qui s’appelle Marie Touchet. Et cette femme, un jour que mon père allait subir le supplice, est apparue dans la prison et a sauvé mon père… et moi, par la même occasion. Le fils de Marie Touchet m’est sacré, madame. Et puis, peu à peu, je me suis mis à l’aimer pour lui-même. Alors, voyez comme c’est simple: tout naturellement, je me suis mis à aimer ce qu’aime mon seigneur duc, et j’ai éprouvé une vive affection pour cette pauvre petite bohémienne que vous avez voulu faire brûler vive… Me suivez-vous, madame?
– Oui. Vous venez me demander Violetta. Mais j’ignore où elle peut être.
– Je viens, dit Pardaillan, vous demander la vie du père de Violetta et d’un autre malheureux; le prince Farnèse et maître Claude sont enfermés ici, condamnés à mourir de faim. Ce sont ces deux hommes que je suis venu vous supplier humblement de rendre à la lumière du jour.
Ici, Fausta établit rapidement dans sa tête que quelqu’un autour d’elle la trahissait. Car comment Pardaillan eût-il appris que Claude et Farnèse étaient enfermés dans son palais? Elle dédaigna de se demander qui était ce traître. Seulement, une sorte d’étonnement où il y avait presque du respect descendit dans cette âme altière, cuirassée d’un orgueil surhumain.
– Ainsi, fit-elle d’une voix qui résonna avec une étrange douceur, vous êtes venu vous faire tuer ici dans l’espoir de sauver deux hommes que vous ne connaissez pas?
– Je crois que vous faites erreur, madame, dit Pardaillan. Je suis bien venu pour sauver ces deux hommes, mais je ne suis pas venu pour me faire tuer, puisque je vous ai dit tout au contraire qu’il est nécessaire que je vive encore. Je vous propose un marché, voilà tout, estimant que la vie de Jacques Clément que je tiens dans mes mains vous est plus précieuse que la vie de Farnèse et de Claude. Me serais-je trompé? ajouta avec une inquiétude réelle, si réelle qu’elle eût pu paraître feinte à tout autre que Fausta.
– Vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle gravement. Et la preuve, c’est que je fais grâce à ces deux hommes, condamnés pourtant par un tribunal dont les sentences sont sans appel.
Pardaillan demeura stupéfait. Il ne pouvait croire que la ruse naïve qu’il venait d’employer eût si pleinement réussi.
Pendant toute cette étrange conversation que nous venons de relater, il s’était constamment tenu sur ses gardes, l’œil au guet, l’oreille tendue aux bruits de l’intérieur du palais, la main prête à dégainer.
Mais Fausta venait de frapper deux coups sur le timbre. Un homme entra, et au moment où il souleva la tapisserie, Pardaillan put voir derrière cette tapisserie des gens immobiles, l’épée à la main.
– Ce sont les douze gentilshommes en question, songea-t-il.
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