Alors, il illumina un cierge et, avec une sorte de curiosité morbide, étudia la bague.
Dans le chaton éventré, il aperçut quelques grains d’une poudre blanche, et il sourit comme peut sourire un savant qui vient de déchiffrer un problème.
Il rajusta les bords du chaton, de façon que le reste de poudre ne pût s’en échapper, et plaça la bague à son plus petit doigt.
– L’anneau des fiançailles, dit-il gravement, sans ironie, sans tristesse apparente.
Revenant à Alice, il essaya de la recouvrir tant bien que mal; mais, comme il ne pouvait arriver à rejoindre les lambeaux lacérés du corsage, il se dépouilla de sa robe de gros drap brun, et en enveloppa le cadavre.
Il apparut alors dans son élégant costume de riche gentilhomme.
D’un geste puissant, presque sans effort, il souleva dans ses bras le cadavre habillé de sa robe de moine, et l’emporta vers la porte que Ruggieri lui avait ouverte au moment où il était entré dans l’église.
Un carrosse de voyage était là qui attendait: c’était celui que la reine avait fait venir.
Un homme vêtu en postillon s’approcha du marquis de Pani-Garola et lui dit:
– Monseigneur, voici la chaise de route…
– Cette voiture est là pour moi? demanda-t-il sans s’étonner.
– Oui, monseigneur. J’ai des ordres. Nous prenons la route de Lyon et de l’Italie. Vous n’avez qu’à monter.
Le marquis, sans répondre, déposa Alice dans la voiture, l’allongea sur la banquette, de façon qu’elle ne pût tomber: puis, refermant la portière, il alla se placer à la tête des chevaux qu’il saisit par la bride.
Et il se mit en marche.
Le postillon, étonné, suivait et songeait:
– Voici l’épousé que m’a dit la reine… L’épousée est dans la voiture… mais pourquoi habillée en moine?…
Il était à ce moment deux heures du matin, et la tempête qui, cette nuit-là, ravagea Paris, abattant des cheminées, déracinant des arbres, la tempête était à son apogée de puissance dévastatrice [20]. De larges éclairs éventraient le ciel noir, du zénith à l’horizon. Leur fauve lueur illuminait alors le spectacle fantastique de cette lourde voiture de route qu’un magnifique gentilhomme, nu-tête, d’un pas raide et comme automatique, conduisait en traînant les chevaux par la bride, tandis que le postillon suivait derrière, comme on suit un enterrement.
Par moments, la rafale arrêtait l’attelage, les chevaux la tête dans le vent, les jambes arquées dans une résistance.
Le postillon, terrifié maintenant plus encore par ce gentilhomme silencieux qui avait une allure de spectre que par la bataille qui hurlait dans les airs, s’abritait derrière la voiture, s’accrochait aux rayons des roues.
Panigarola demeurait immobile, sa face livide levée vers le ciel en feu.
Et lorsque la rafale était passée, il reprenait sa marche, dans le bruit de la ferraille de la voiture funéraire, dans le tumulte, les sifflements et les clameurs des éléments déchaînés.
– Où va-t-il? Où va-t-il? murmurait le postillon éperdu. Pour un voyage de noces… c’est drôle… j’ai peur!
Panigarola s’arrêta tout à coup, et l’homme ayant regardé autour de lui, se signa rapidement et bégaya:
– Le cimetière des Saints-Innocents!…
Panigarola, sans plus faire attention à cet homme que s’il n’eût pas été là, monta dans la voiture; l’instant d’après, il en redescendait tenant dans ses bras le cadavre d’Alice.
Il le déposa au pied du petit mur qui, de ce côté, clôturait le cimetière.
Et il alla frapper à la fenêtre basse d’une sorte de cabane qui se dressait là.
Le postillon, de ses yeux agrandis par l’effroi, considérait celle qu’il avait appelé l’épousée. Un coup de vent écarta la robe de gros drap: la figure livide du cadavre lui apparut. Alors, avec une sourde imprécation, il sauta sur la selle du cheval conducteur, enfonça ses éperons dans les flancs de l’animal, et comme emportée par une rafale d’épouvante, la lourde voiture s’enfuit dans la nuit…
– Qui va là? dit une voix chevrotante, au coup que Panigarola frappa.
– Vous êtes le fossoyeur? demanda le gentilhomme. Ouvrez!
La porte de la cabane s’ouvrit. Un vieillard parut, qui tenait à la main une lampe fumeuse. Cet homme examina un instant l’étrange visiteur qui le venait réveiller à pareille heure. Puis il eut une exclamation de surprise:
– Le révérend Panigarola! murmura-t-il. Sous ce costume!…
– Vous me connaissez?
– Qui ne connaît Votre Révérence? qui ne l’a entendue prêcher.
– Bon! Alors, si vous savez qui je suis, vous savez ce qu’il vous en coûterait pour me désobéir?
– Oh! comment un pauvre diable comme moi pourrait-il désobéir au saint homme devant qui tremble la cour, à ce qu’on dit… et qui représente notre Saint-Père lui-même… à ce qu’on dit, toujours… car moi, je ne sais rien… je vis retiré dans mon trou… je ne sais rien, sinon que Votre Révérence a tout pouvoir et toute autorité sur moi!
– C’est bien. Prends ta pioche, tes instruments…
– Il s’agit donc?… interrogea le vieillard craintif et perplexe.
– De creuser une fosse, oui! dit Panigarola d’une voix qui glaça le fossoyeur. Ne t’avise pas de t’étonner, d’interroger, de résister… prends ta pioche et marche!
Le fossoyeur trembla. Ses cheveux se mouillèrent d’une sueur froide. Cette voix qu’il entendait ne lui parvenait pas comme une voix humaine. Elle paraissait monter du fond d’une tombe. Elle avait des accents rauques, durs, plaintifs, elle gémissait et grondait. Et le moine, les yeux vitreux, les lèvres blanches, lui semblait investi non plus de la redoutable puissance que la foule lui croyait, mais de la puissance plus terrible des apparitions spectrales.
Vacillant, il saisit une pioche et une pelle.
Sur un signe du funèbre visiteur, il ouvrit une porte et pénétra dans le cimetière.
Panigarola avait soulevé dans ses bras le cadavre d’Alice et l’étreignit en marchant, d’une étreinte dont aucune parole ne pourrait rendre l’infinie douceur.
Il l’étreignait comme l’amant le plus passionné peut serrer dans ses bras la vierge qui lui avoue son amour.
Il l’étreignait comme une mère douloureuse peut étreindre le cadavre de l’enfant bien aimé qu’elle essaye de faire revivre.
Et comme là-bas, dans l’église, comme au moment où son regard avait fait comprendre à Alice qu’il pardonnait, ses yeux se levaient avec l’expression de l’infinie pitié, de la souveraine miséricorde qui submergeait son âme…
Le fossoyeur s’était arrêté.
Panigarola s’arrêta.
Le vieillard commença à creuser, avec une hâte maladroite, de ses mains tremblantes.
Cela dura une heure. Au bout de cette heure, la fosse fut assez profonde.
Or, pendant cette heure-là, le marquis de Pani-Garola, le premier amant d’Alice de Lux, se tint debout au bord de la fosse qui se creusait, tenant dans ses bras le cadavre de son amante. Il n’eut pas un fléchissement de fatigue, pas un tressaillement. Ses yeux de pitié demeurèrent rivés sur le visage de la morte, sans un tressaillement des cils. Pendant cette heure-là, tandis que le fossoyeur piochait, tandis que les éclairs l’enveloppaient de leurs nappes livides, tandis que les croix de bois, déracinées par le vent, tombaient autour de lui avec des bruits secs de branches qui se brisent, il fut une statue du désespoir et de la pitié.
Le fossoyeur étant remonté, Panigarola descendit dans la fosse et y coucha son amante.
Il couvrit soigneusement son visage et ses mains, l’enveloppa tout entière dans la robe de moine.
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