– Pourquoi m’avez-vous amené là, madame? demanda le roi.
– Pour vous montrer ce feu, sire.
– Un feu de joie? Mes bons Parisiens se réjouissent.
– Non, sire. Les Parisiens brûlent une maison où l’on a surpris une réunion de parpaillots… Et tenez… voici encore un feu qui s’allume… là, sur votre gauche! Par Notre-Dame, si cela, continue, Paris va brûler!
Une bouffée de sang monta aux joues blêmes de Charles IX, qui murmura un juron.
– Plaise au ciel, continua Catherine, que l’idée ne leur vienne pas de brûler le Louvre!
– Par le sang du Christ! Je vais donner l’ordre de charger les incendiaires…
Et se retournant, le roi cria:
– Holà, Cosseins!
– Êtes-vous fou, Charles! gronda Catherine en saisissant la main de son fils. Voulez-vous donc provoquer des émotions et des émeutes dans Paris? Quoi! Vous êtes donc aveugle! vous ne voyez donc pas que la couronne chancelle sur votre tête, et que bientôt, si vous n’y prenez garde, vous aurez le royaume entier contre vous!
– Que dites-vous là, madame? dit Charles en frissonnant.
– La vérité!… Vous avez rêvé la fusion des catholiques et des huguenots. Dieu sait si j’en ai gémi en moi-même, car je voyais clairement l’abîme où vous couriez. Quoi! n’avez-vous pas entendu les murmures du peuple et les cris de la seigneurie quand vous avez donné La Rochelle, Montauban, Cognac et La Charité aux parpaillots? Ne voyez-vous pas les visages menaçants qui vous entourent depuis que Jeanne d’Albret, Henri de Béarn, Condé et Coligny sont ici! Aveugle! Aveugle et sourd aux avertissements du ciel!… Regardez, mon fils!
Au loin, l’incendie montait et s’étendait, vaste nappe de flammes rouges qui ondulait dans la nuit. Des tourbillons de fumée s’élevaient de cette fournaise et couvraient d’un crêpe la moitié de Paris.
– Voilà la réponse des Parisiens aux fiançailles de ce soir! reprit Catherine avec cette rude éloquence qui avait établi son despotique empire sur le faible esprit du roi. Vous invoquez le ciel, sire! Regardez: on ne le voit plus, les étoiles disparaissent, et l’enfer est dans Paris.
Les yeux exorbités, les mâchoires serrées, Charles IX regardait. Par moment, un frisson le secouait.
– Charles, continua la reine. Écoutez-moi. Vous savez avec quelle joie j’ai poussé à la paix; vous savez que moi-même je me suis humiliée devant l’orgueilleuse Jeanne d’Albret. Vous savez que j’ai été jusqu’à imaginer le mariage de ma propre fille avec Henri de Béarn. C’est que, moi aussi, j’étais aveugle! Je croyais alors que la paix était possible entre huguenots et catholiques. La paix avec les huguenots? Délire! Rêve insensé! Il faut que l’hérésie ou l’Église triomphe ou meure! Il n’y a pas de place pour ces deux forces, et le monde, sire, est trop étroit pour les contenir! L’une des deux doit disparaître, et comme il est impossible que l’Église succombe, que Rome disparaisse et que Dieu meure, c’est l’hérésie qu’il faut tuer!… Malheur à ceux qui soutiendront l’hérésie! Ils périront avec elle!…
– Madame!… Vous m’épouvantez!… Il est impossible que les choses en soient là parce que j’ai eu horreur de tout le sang qui se versait!
– Impossible? N’avez-vous pas lu les lettres que les ambassadeurs de tous les États nous apportent? Que nous dit le roi d’Espagne?… Qu’il prépare une armée pour rétablir le règne de Dieu compromis par notre faiblesse!
– Je ferai la guerre à l’Espagnol! dit Charles en se raidissant.
– Insensé! Que nous dit Venise? que nous disent Parme et Mantoue? Que nous disent les États de l’Empire? Tous, tous, du nord au sud, du levant au couchant, tous nous blâment, tous nous menacent!
– Je tiendrai tête à l’Europe, s’il le faut!…
Et Charles essuya la sueur qui coulait à flots de son front.
– Tiendrez-vous tête au Souverain Pontife? gronda Catherine. Vous relèverez-vous de l’excommunication dont il vous menace?
– Par l’enfer, madame! Le pape est le pape, et moi, je suis le roi de France!…
Et cramponné à la balustrade, Charles se raidit davantage.
– Silence! dit-il. Je veux qu’on se taise autour de moi! J’ai décidé la paix, et la paix se fera dans mon royaume! S’il faut faire la guerre à l’Espagne, à l’Empire, au pape lui-même, je ferai la guerre!
– Avec quoi! dit Catherine d’une voix glaciale.
– Avec mes armées, avec ma noblesse, avec mon peuple!…
– Votre peuple!… Venez, sire! Et vous allez entendre ce qu’il veut. Car la puissance royale est à ce point compromise par mes rêves de paix et les vôtres que le peuple a maintenant une volonté.
En même temps, la reine saisit la main de son fils avec un geste d’irrésistible autorité, et l’entraînant, elle lui fit traverser plusieurs pièces. En bas, on entendait le bruit de la fête, le son des violons marquant la cadence des danses lentes.
Catherine s’arrêta dans une grande salle qui donnait sur le côté du Louvre opposé à la Seine.
– Vous parlez de votre noblesse, dit-elle alors. Sur qui compterez-vous? Sur un Guise qui fomente je ne sais quoi dans l’ombre? Sur un Montmorency qui s’enferme dans son hôtel pour y donner refuge aux rebelles?
– Mordieu! madame, de quels rebelles parlez-vous?
– De ces deux aventuriers qui, en plein Paris, ont tenu tête à vos gentilshommes et à votre guet, et qui, en plein Louvre, nous ont insultés, vous et moi. De ces deux Pardaillan, spadassins et truands sans vergogne, qui résistent au roi de France et que le roi de France ne peut faire arrêter!
– Et vous dites que Montmorency leur donne asile?
– Oui, sire. Et toute votre noblesse en est à ce point de révolte ouverte… Quant au peuple, écoutez…
Catherine entraîna le roi dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte, et Charles, se penchant, vit au-delà des fossés du Louvre, la foule énorme qui se pressait et hurlait:
– Vive la messe! Mort aux huguenots!…
Mais ces cris eux-mêmes étaient dominés et couverts par une clameur plus forte, plus volontaire, comme organisée:
– Vive Guise! Vive notre capitaine-général!…
Charles choqua violemment ses mains l’une contre l’autre et, se tournant vers la reine-mère:
– Que signifie?… Qui est capitaine-général?
– Votre peuple vous le dit, sire: c’est Henri de Guise!
– Et de quoi est-il capitaine-général?
– Des troupes catholiques, sire!
– Or ça, madame, perdons-nous le sens?… Où donc sont ces troupes catholiques? Et qui les a instituées?…
– Charles, dit Catherine avec un emportement étudié, je crois, en vérité, que vous perdez le sens… Ces troupes, c’est tout le royaume! Ce sont les seigneurs qui ne veulent pas que l’hérétique soit traité sur le même pied que le loyal serviteur! Ce sont les bourgeois que vous pouvez voir ici, la pertuisane au poing! C’est tout votre peuple, enfin, qui s’arme pour sauver la vieille religion qui, elle, a sauvé le monde… Et c’est cela qui fait une armée, sire! Et cette armée réclame un capitaine-général, puisque le roi de France ne veut pas la commander!
Charles IX referma violemment la fenêtre et se mit à arpenter la salle d’un pas agité.
– Que faire? Que faire? balbutiait-il.
– Eh! par Notre-Dame, votre devoir de roi! de fils aîné de l’Église!
– Quoi! Une trahison contre ce pauvre Coligny qui pleure de joie quand je l’appelle mon père! Contre ce pauvre Henri qui est si rayonnant et qui m’assure de toute son amitié… Jamais, madame! Faites tout ce que vous voudrez, je ne veux pas m’en mêler.
Tout Charles IX était dans ce mot.
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