Les anneaux furent échangés.
Le prêtre prononça les formules sacramentelles.
Loïse et Pardaillan étaient unis!…
Alors, comme autrefois Jeanne et François s’étaient à cette minute même tournés vers le sire de Piennes pour lui demander sa bénédiction suprême, d’un même mouvement instinctif et gracieux, les deux époux se tournèrent vers la pauvre folle, et pâles tous deux de leur bonheur infini, s’inclinèrent doucement, ployèrent le genou…
Dans le trajet de Montmorency à Margency, Jeanne de Piennes était demeurée indifférente, loin de ce monde, aux prises avec les pensées obscures qui évoluaient dans les ténèbres de son esprit.
Devant la vieille église, sur la petite place de Margency, devant les châtaigniers séculaires sous l’ombrage desquels s’était écoulée son enfance heureuse, devant l’antique demeure de son père entrevue à la pâle clarté de la lune, elle eut comme un tressaillement et promena autour d’elle des regards étonnés… puis elle reprit son attitude indifférente, et François, dont le cœur avait sourdement palpité, la conduisit, avec un geste de désespoir, dans l’église.
Pendant la cérémonie, Jeanne tint ses regards fixés tantôt sur le prêtre, tantôt sur cette vieille femme qui pleurait non loin d’elle. À un moment, elle passa ses mains sur son front, ses lèvres s’agitèrent… un prodigieux travail se faisait dans cette pauvre cervelle… Il lui semblait que des craquements se produisaient en elle… des lueurs fugitives passèrent au fond de ses yeux.
Tout à coup, elle vit Loïse et le chevalier qui s’inclinaient devant elle.
– Où suis-je? balbutia-t-elle.
~ Jeanne! Jeanne! supplia François d’une voix ardente.
– Ma mère!… murmura Loïse en levant sur elle son beau regard noyé de larmes.
La folle se dressa toute droite. Pendant deux secondes qui furent longues comme des heures, dans le silence plein d’angoisse qui régnait dans l’église, elle contempla tout ce qui l’entourait.
Sa voix, de nouveau, se fit entendre, plus distincte, plus affermie:
– L’église de Margency… l’autel… Qui est là?… ma fille?… oh! est-ce bien toi, François?… Est-ce que je rêve?… Non… je suis morte et je vois ces choses du fond de la tombe!…
– Jeanne!…
– Ma mère!…
Ce double cri retentit dans l’église, déchirant, terrible, épouvanté:
Jeanne avait répété:
– Morte!
Et en même temps qu’elle prononçait ce mot, elle était tombée à la renverse dans le fauteuil, comme jadis le sire de Piennes son père. Un instant, ses bras essayèrent de se soulever comme pour bénir les êtres qui sanglotaient autour d’elle… puis ses yeux s’ouvrirent et s’attachèrent à François… un céleste rayonnement d’amour intense et de bonheur surhumain jaillit de ces yeux… et ce fut tout!…
François, avec un atroce sanglot de désespoir, la saisit dans ses bras… la tête de Jeanne retomba mollement sur son épaule… C’était fini!…
Alors. La voix grave du vieillard qui venait d’officier l’union de Loïse et de Pardaillan, s’éleva, solennelle et tremblante:
– Mon Dieu, recevez dans votre sein celle qui vient à vous, morte martyre… morte d’amour!
* * * * *
Un mois après cette scène, par un beau soir de mai, comme le soleil se couchait dans une gloire pourpre, François de Montmorency en grand deuil, l’âme noyée de regrets se promenait dans le jardin du château. Il s’assit sur un banc de pierre qu’ombrageait un énorme buisson de chèvrefeuille.
Dans une allée lointaine, il vit passer un couple qui marchait lentement parmi les fleurs, parmi les parfums du soir, dans l’auguste sérénité de ce beau crépuscule.
Pardaillan et Loïse s’arrêtèrent enlacés; ils échangèrent un long baiser, et leur amour paraissait infini, suave, parfumé comme la radieuse et sereine nature qui les enveloppait de ses caresses.
Les yeux du maréchal s’emplirent de larmes. Il laissa tomber sa tête dans ses deux mains, et murmura:
– Ô mes enfants, aimez-vous, soyez heureux!… Comme Loïse est fiévreuse depuis quelques jours!… Comme ses yeux brillent d’un éclat funeste!… Est-ce que je n’ai pas assez payé ma dette au malheur? Est-ce que je vais souffrir encore?… Oh! non!… non!… Enfants, chers enfants, pour tant d’infortune et de tristesse, soyez heureux, et que le trop plein de votre bonheur verse au moins une consolation suprême dans le cœur flétri qui bat encore dans ma poitrine!…
Il releva la tête… regarda au loin la vision adorable des deux amoureux qui s’étaient remis en marche, lents, onduleux, enlacés… Dans l’ombre du soir, ils semblèrent ne former qu’un seul être…
Puis ils disparurent au détour d’un massif de roses pourpres, comme s’ils fussent entrés dans de la gloire, dans des parfums, dans du bonheur, dans l’amour…
Alors, un sourire consolateur erra sur les lèvres de François de Montmorency…
Il se leva pour les voir encore, et il murmura le mot qui résume tout le doute et toute l’espérance des hommes:
– Qui sait?… Peut-être!…
[1]Benvenuto Cellini (1500-1571). Célèbre graveur, statuaire et orfèvre italien, familier de la cour de François 1er.
[2]Locuste: célèbre empoisonneuse romaine du temps de Néron.
Phryné: célèbre courtisane grecque.
Empédocle: philosophe d’Agrigente (Ve siècle avant Jésus-Christ) réputé pour être versé dans la magie.
[3]La tunique du Centaure Nessus qui consuma Héraclès. Image d’un mal dont on ne peut se défaire.
[4]Le Temple: ancien monastère des Templiers à Paris, à l’emplacement actuel de la mairie IIIè arrondissement.
[5]Le Châtelet: forteresse servant de prison, rive gauche de la Seine.
[6]Hamadryade: divinité des bois, qui naissait et mourait avec un arbre.
[7]Le Duc d’Albe, chef des armées de Philippe II d’Espagne aux Pays-Bas (1508-1582).
[8]Fièvre intermittente où les accès reviennent chaque quatrième jour. [Note du correcteur.]
[9]Courre. Emploi impropre du verbe «courre» usité seulement à l’infinitif: poursuivre un animal en chassant.
[10]Les Macchabées: nom de sept frères martyrisés sous Antiochos IV (167 avant Jésus-Christ).
[11]Cuvier: paléontologiste (1769-1862), créateur de l’anatomie comparée.
[12]L’enfant reçut le titre de duc d’Angoulême. (Note de M. Zévaco.)
[13]Corde employée pour la pendaison des condamnés à mort. [Note du correcteur.]
[14]Velours à crépines d’or: tissu de velours avec franges tissées et ouvragées d’or et de soie.
[15]La hart: corde avec laquelle on pendait les criminels.
[16]Ces dépêches portaient le sceau royal. La signature de Charles IX s’y trouvait. La reine avait-elle obtenu un certain nombre de signatures en blanc, ou, audacieuse jusqu’au bout, avait-elle simplement signé pour son fils?… Qui sait?… Ce que l’on sait bien, c’est que ces fatales dépêches furent considérées par la plupart des gouverneurs comme un ordre d’extermination en masse. (Note de M. Zévaco.)
[17] More, amor, principium, finis : la mort, l’amour, le début, la fin.
[18]Le pluriel du mot verrou était verroux jursqu’à la fin du XVIIIème siècle. L’Académie Française a consacré le pluriel verrous dans son édition de 1835. L’auteur utilise ici une orthographe désuète. [Note du correcteur.]
[19]Voir Livre 1. Les Pardaillan.
[20]Cette tempête, nous ne l’avons pas mise là par nécessité d’horrifier le décor et de dramatiser une mise en scène suffisamment dramatique par elle-même. Nous en parlons parce que les chroniques du temps la signalent, voilà tout. (Note de M. Zévaco.)
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