Dans un petit marché en plein air qui se tenait derrière Saint-Merry, dans une cour, marchandes et ménagères causaient gaiement, étonnées seulement de ces bruits de cloches qu’elles ne comprenaient pas…
À cent pas de la Seine, non loin de la Bastille, des vieillards jouaient aux boules, ou se chauffaient au soleil… Il y avait ainsi des coins tranquilles autour desquels tourbillonnait le grand carnage, comme au milieu du tourbillon de l’Océan en furie. Il y a par places des coins de mer qui semblent tout étonnés de leur tranquillité… Près de la porte Bussy qui ouvrait sur le faubourg Saint-Germain, toute une bande d’enfants jouait à saute-mouton… deux huguenots poursuivis, firent irruption dans la bande et tombèrent frappés de coups de couteaux… l’un des enfants mourut sur-le-champ de saisissement et de frayeur…
En dehors de ces rares endroits qui, par un prodige habituel à tous les cyclones, échappaient à l’horreur, tout, dans Paris, offrait l’image d’une ville dévastée par quelque grand cataclysme; des centaines de maisons flambaient; des milliers de cadavres jonchaient les rues; dans les carrefours, s’élevaient des bûchers où brûlaient des corps d’hérétiques; des processions de prêtres chantant le Te Deum traversaient par moments, l’épouvantable champ de carnage, aux cris de: «Vive la messe! Mort aux parpaillots!…»
Voilà ce que les Pardaillan virent en cette matinée de dimanche, fête de Saint-Barthélemy…
Parfois, sur les grèves que la tempête balaie de ses souffles titanesques, se présente un passionnant spectacle. Les loques fuligineuses des nuées fuient éperdument sur la face livide du ciel; dans le tragique crépuscule qui s’abat sur la terre, les arbres de la côte se courbent et gémissent parmi de grands craquements; les flots reculent des masses pesantes, échevelées; les vagues se heurtent, et de ces chocs sortent des roulements de tonnerre; les chevelures d’algues, sur la tête des rochers, se hérissent; de vastes écumes mugissantes pâlissent l’Océan qui tourbillonne, gronde, râle, se roule et hurle; l’homme assiste avec une secrète horreur à ces déchaînements, et alors son cœur se serre…
Tout à coup, dans l’espace, apparaît un couple hardi d’oiseaux de mer: dès lors, tout l’intérêt du prodigieux décor se concentre sur ces deux êtres et l’homme les suit des yeux. Les deux audacieux voyageurs aériens piquent droit dans la tempête. La tempête, d’un large coup d’aile, les repousse aux confins de l’horizon; où sont-ils? Disparus? Les voilà! Bec ouvert, plumes hérissées, ils s’élancent. La tempête les reprend, les jette à l’orient, à l’occident; ils reculent, ils reviennent; elle les repousse: obstinés, dédaigneux, ils piquent et repiquent droit dans le vent furieux…
Pareils à ces grands albatros intrépides, les deux Pardaillan, obstinés, cherchaient à piquer droit sur l’hôtel Montmorency; ils reculaient jusqu’aux confins de Paris, revenaient à la charge, entraînés, poussés en avant, ramenés en arrière, ballottés par le cyclone qui ravageait la cité, l’université et la ville…
XLI PROFILS DE GARGOUILLES
Quelle heure était-il? Ils ne savaient pas. Où étaient-ils? Ils ne savaient pas. Ils étaient quelque part, accrochés à la borne cavalière qui se dressait sous un auvent où les avait entraînés un violent reflux de peuple.
À dix pas, sur leur droite, on saccageait un hôtel.
Devant l’hôtel, on dressait un bûcher: les meubles, les sièges de l’hôtel s’entassaient.
Alors, quelqu’un mit le feu au bûcher.
Un homme parut, tenant dans ses bras un cadavre.
– Vive Pezou! hurla la foule autour du bûcher.
Le cadavre, c’était celui du duc de La Rochefoucauld. L ’homme, c’était Pezou. Le chevalier de Pardaillan le distingua nettement dans les tourbillons de fumée. Pezou avait les bras nus. Ses bras étaient rouges. Pezou avait une figure effroyable; ses yeux hors de la tête, ses lèvres retroussées, il reniflait bruyamment, il aspirait le carnage; il ne proférait aucun cri, mais de ses lèvres convulsivement ouvertes, s’échappait un grondement continu; il avait la marche et l’attitude du tigre; autour de lui, sa bande avait les mêmes faces crispées; les mêmes yeux flamboyants, les mêmes bouches aux lèvres retroussées… des tigres! Il n’y avait là que des tigres…
– Ça fait le quarantième! hurla l’un d’eux. Bravo Pezou!
Pezou sourit, marcha sur le bûcher, le cadavre dans les bras.
Le cadavre du malheureux La Rochefoucauld avait la gorge ouverte par une large plaie d’où le sang continuait à couler.
Pezou et sa bande entourèrent le bûcher qui déjà flambait.
Pezou monta sur une table.
Alors, il leva le corps, comme pour le jeter au sommet de l’entassement.
Soudain, il le ramena à lui, violemment. Sa face prit l’expression du fauve. Sa bouche, dans un geste de délire, se colla un instant à la plaie rouge… puis il jeta le cadavre dans le feu, sa bouche apparut sanglante et il sauta de la table en grognant:
– J’avais soif!…
Un hurlement prolongé de la foule salua la bande de tigres qui s’élançait, disparaissait au coin de la rue, cherchant, quêtant, reniflant; Pezou grognait:
– Au quarante et unième à présent! M’en faut cent d’ici ce soir à moi tout seul…
– Fuyons! fuyons! dit le vieux Pardaillan, livide d’horreur.
Il avait enlacé son fils de tout son effort pour l’empêcher de se ruer sur Pezou.
– Oh! gronda le chevalier, avoir des bras de titan! Pouvoir saisir et broyer d’un coup ces bandes de carnassiers!…
– Ne restons pas là! Fuyons!…
Ils s’orientèrent et, pareils aux grands albatros, ils reprirent leur chemin, piquant droit sur l’hôtel Montmorency.
Et comme ils avaient gagné du terrain, comme ils se rapprochaient de la Seine, ils furent saisis dans un autre tourbillon, se trouvèrent soudain au milieu d’une foule, et, accrochés l’un à l’autre, ballottés, entraînés, refluèrent jusqu’à l’entrée de la rue Saint-Denis, et, regardant autour d’eux, se virent dans la cour d’une belle maison; les fenêtres volaient en éclats; les meubles tombaient; à l’intérieur, on entendait des cris d’agonie, la foule battait des mains et vociférait…
– Bravo, Crucé! bravo, Crucé! Taïaut! Pille La Force!…
C’était, en effet, la maison du vieux huguenot La Force.
Là, ce fut vite fait. Au bout de trois minutes, on n’entendit plus de cris d’agonie; tout avait été massacré, serviteurs, servantes, maîtres…
La foule partit, entraînée par les lieutenants de Crucé, allant plus loin chercher de nouvelles victimes… la cour se trouva libre…
– Fuyons! répéta le vieux Pardaillan.
– Entrons! dit le chevalier. Je veux voir ce qu’est devenu l’homme.
L’homme, c’était Crucé.
Le vieux routier fit un signe approbatif, et s’engouffrant dans un large escalier, ils parvinrent dans une grande salle ravagée en partie. Du premier coup d’œil, le chevalier vit qu’on avait jeté par la fenêtre les meubles sans prix, mais que les armoires avaient été respectées.
Au milieu de ce salon, il y avait cinq cadavres en tas, les uns sur les autres.
Deux hommes s’occupaient avec une farouche tranquillité à fracturer une armoire. C’était Crucé et l’un de ses fidèles.
– Dépêchons! disait Crucé, l’argent est là! Ah! voilà!…
Ils défoncèrent les tiroirs et commencèrent à emplir leurs poches…
Puis ils coururent aux cadavres, le vieux La Force ayant encore au cou un collier de grand prix…
Ils se penchèrent… Crucé saisit le collier, son compagnon arrachait les oreilles d’une femme pour avoir les diamants des boucles.
Читать дальше