Tout à coup, il se trouva acculé à la grande porte.
Ses tempes battirent, son cœur défaillit, ses yeux s’hypnotisèrent sur la pointe de l’épieu, toute rouge de sang de l’amiral.
Devant lui, le visage effrayant du chevalier.
Il voulut faire une dernière tentative, fuir à droite ou à gauche; l’épieu le ramena là où le chevalier avait voulu le placer.
Bême comprit qu’il était dans la main de la fatalité.
– Je vais donc mourir! bégaya-t-il. Ah!… Est-ce que par hasard Dieu…
Ce fut sa dernière parole. Comme il levait son poignard dans un dernier effort désespéré, le chevalier lui porta le coup – le seul qu’il lui eût porté – un seul coup.
L’épieu lancé avec une sorte de frénésie défonça la poitrine, passa à travers et s’enfonça dans le bois de la porte.
Bême demeura cloué au portail de l’hôtel Coligny, tout debout, mort sans un soupir…
Le chevalier alla ramasser sa rapière, reboucla son ceinturon, et prenant le bras de son père, qui avait assisté sans un mot, sans un geste, à cette exécution, tous deux sortirent par la petite porte bâtarde…
Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que Maurevert parut dans la cour.
Maurevert avait suivi les soudards de Guise d’étage en étage, cherchant et fouillant avec une ardeur passionnée. Lorsque les soldats s’éloignèrent, il eut un moment de désespoir. Par où avaient donc fui les Pardaillan! Non! Ils n’avaient pu fuir. On avait mal cherché! Il redescendit et, seul, d’étage en étage, recommença les recherches.
– Ils ont fui! Ils m’échappent! Oh! les démons!… oh! je les retrouverai!
Il grondait ces mots en rentrant dans la cour et jetait autour de lui des regards sanglants.
Il s’arrêta soudain pétrifié, muet d’épouvante…
Là, devant lui, un cadavre, debout, un épieu en travers du corps, était cloué à la grande porte fermée!… Le cadavre de Bême!…
Maurevert, au bout d’un instant, revint de sa stupeur, et se mit à tourner dans la cour comme un insensé en vociférant:
– Ils ont passé par là! Voilà la marque de leur passage! Ce sont eux!… Ah! je les retrouverai!…
Cependant, il eut vite acquis la conviction qu’il n’y avait plus personne dans la cour ni dans l’hôtel… plus rien que des cadavres!
Alors, par un effort de volonté, il se calma, réfléchit comme peut réfléchir un limier et chercha à reprendre la piste.
Son regard tomba sur un paquet enveloppé de linges.
Il défit les linges et trouva la tête de Coligny. Il la saisit par les cheveux.
– Toujours bon à prendre, gronda-t-il entre les dents. À qui la porterai-je? à Guise? à la reine?… Bah! Guise est battu pour cette fois, je la porterai à la reine!
Il s’élança dans la rue.
À gauche, à cinquante pas, il y avait une foule qui dansait autour d’un feu sur lequel on avait jeté une douzaine de cadavres.
À droite, la rue était libre.
– Ils ont fui par là! grommela Maurevert.
Et il se jeta sur la droite, marchant de ce pas à la fois rapide, hésitant et réfléchi de limier qui chasse…
– Nous allons essayer de sortir de Paris, dit le vieux Pardaillan lorsqu’ils se trouvèrent dans la rue.
– Nous allons essayer de gagner l’hôtel Montmorency, répondit le chevalier.
– Tu l’as dit toi-même: en sa qualité de catholique, il ne court aucun danger…
– Est-ce qu’on sait? Allons toujours.
– Dis donc la vérité! fit le vieux routier avec humeur. Il te tarde de revoir la petite Loïson…
Le chevalier pâlit. Jamais il ne prononçait le nom de Loïse: il y pensait trop pour en parler. Il se contenta de répéter:
– Allons toujours, monsieur. Si le maréchal de Montmorency est attaqué, je crois que nous ne lui serons pas inutiles…
Et à la pensée que des bandes de forcenés entouraient peut-être Loïse, il frémit et hâta le pas.
– Mais enfin! s’écria le vieux routier, s’il est avec les massacreurs!… Dame… n’est-il pas bon catholique?
Le chevalier s’arrêta, livide.
– Oh! murmura-t-il, ce serait horrible… Je veux m’en assurer, mon père! Je veux voir si Loïse est la fille d’un de ceux qui tuent au nom de Dieu… Allons, monsieur, à l’hôtel Montmorency!…
– Hum! ce sera difficile.
XL LE DIMANCHE 24 AOÛT 1572, FÊTE DE LA SAINT-BARTHÉLEMY
Oui, c’était difficile! Dès qu’ils furent sortis de la rue de Béthisy, ils purent se rendre compte que chacun de leurs pas les jetterait dans un nouveau péril. Paris était comme un vaste champ de bataille qu’il était impossible de traverser sans se heurter à des ennemis furieux, sans risquer la mort à chaque seconde. Pourtant, il n’y avait pas bataille: il y avait tuerie, carnage. Tous ceux des huguenots qui eussent pu organiser un semblant de défense, avaient été tués dès la première minute. Maintenant, on tuait des bourgeois, des gens du peuple, des femmes, des vieillards, des enfants, des êtres sans défense.
Dans chaque quartier, dans chaque rue, toute personne qui était suspecte aux yeux du voisinage, qui avait témoigné quelque sympathie à la Réforme, ceux-là, protestants ou non, étaient traqués; la même hideuse scène se reproduisit sur tous les points de Paris. L’infortuné – homme ou femme – voyait subitement entrer chez lui une bande de vingt à trente forcenés. On lui courait sus. Le pauvre diable se sauvait sautant quelquefois par la fenêtre. Alors, la chasse infernale commençait jusqu’à ce que le suspect tombât ou se trouvât acculé; les coups de poignard le labouraient, on traînait son corps jusqu’au feu le plus voisin, ou jusqu’à la Seine, et tout était dit!…
Au jour venu, le massacre avait pris des proportions fantastiques. Cela devait durer ainsi pendant six jours! En province, dans les grandes villes, les mêmes scènes d’horreur se reproduisaient… près d’un mois plus tard, on tuait encore dans certaines localités éloignées!…
À Paris, dans cette matinée d’août, si belle et si radieuse, sous le regard du grand soleil qui poursuivait paisiblement sa course, l’humanité se transforma. Les hommes devinrent des carnassiers. On vit des femmes boire du sang des victimes. Et toujours ce cri sinistre de «Vive Jésus! Mort aux parpaillots!» Ce cri vous entrait dans la tête, affolant, grinçant, comme une vrille. La rumeur était indescriptible. Toutes les cloches mugissaient à la fois, sans arrêt, sans répit. Cela formait au-dessus de Paris comme un ouragan de bronze. Seul, le gros bourdon de Saint-Germain-l’Auxerrois s’était tu après avoir donné le signal. Mais on n’avait plus besoin de lui.
L’énorme clameur des cloches, avec les hurlements des carnassiers, avec les plaintes déchirantes des victimes, les pétarades des pistolets, les sourdes détonations des arquebuses, tout cela ne formait qu’une seule voix où il y avait du grondement de tonnerre, du mugissement d’océan, du crépitement de pluie enflammée, du sifflement de rafales, comme si les éléments fussent devenus insensés! On respirait une odeur âcre et fade, on respirait des chairs grillées, du sang, on ne voyait que du feu, de la fumée, et dans ces tourbillons de fumée, des visages hideux, des rires féroces, des yeux terribles, des ombres qui couraient, l’éclair rouge d’un poignard au poing.
Du sang! du sang! Il y en avait partout, le long des murs, en larges éclaboussures, sur les chaussées en flaques gluantes, dans les ruisseaux épaissis qui roulaient lourdement… Et, par un singulier phénomène il y avait des quartiers qui demeuraient paisibles, des rues où, pendant plusieurs heures, on ne se douta pas que Paris était à feu et à sang.
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