Il se pencha sur l’appui de pierre et jeta un coup d’œil sur les toits des vieilles masures qui avaient poussé autour de l’église. En face de lui se dressait la lourde masse du Louvre, muet et sombre. Tout était silencieux. Tout était ténèbre.
Cependant, l’astrologue semblait voir et entendre des choses mystérieuses.
Une sueur abondante et glaciale ruisselait sur son visage. Sa bouche se crispait sous l’effort d’un étrange rictus. Ses yeux démesurément ouverts dardaient des flammes.
– Voici l’heure! murmura-t-il d’une voix grelottante. Voici l’heure où je vais sonner le grand rappel des esprits épars… le glas du comte de Marillac!…
Il se redressa lentement en éclatant de rire, et marcha vers la grosse corde, la corde du tocsin…
– Le glas de mon fils!… Non, de par Dieu, de par la Vierge, de par les saints!… Au nom du Père, au nom du Fils, au nom du Saint-Esprit, sonne, bronze énorme comme la mort, sonne la vie, sonne des milliers de trépas, sonne la réincarnation du fils de la reine!…
En hurlant ces paroles insensées, il se jeta sur la corde du tocsin s’y suspendit de tout son poids…
Pendant quelques secondes, la lourde cloche s’ébranla, se balança, tressaillit, grinça…
Puis le battant frappa les flancs… le premier coup retentit, jetant dans le morne silence un mugissement prolongé.
* * * * *
Sur la façade du Louvre qui regardait Saint-Germain-l’Auxerrois, un balcon était ouvert – le balcon d’une vaste salle plongée dans l’obscurité. Près du balcon, deux ombres à demi penchées en avant, sans oser se montrer, attendaient, raidies par l’angoisse de cette minute fatale.
C’était Catherine de Médicis, toute vêtue de noir.
C’était son fils bien-aimé, Henri, duc d’Anjou.
Ils se tenaient par la main. Ils étaient blêmes. Le duc d’Anjou tremblait. Comme Ruggieri, ils écoutaient, ils regardaient. Leurs yeux étaient fixés sur l’église. Une sorte d’avidité funeste convulsait le visage de Catherine. Ses narines étaient pincées, amincies, comme si elle allait défaillir. Elle eût voulu aller sur le balcon… elle n’osait pas…
Cette sorte de surexcitation nerveuse, maladive, qu’on éprouve lorsqu’on attend le bruit d’une explosion alors que les mineurs ont mis le feu à la mèche, tordait son corps et lui laissait à peine la facilité de respirer…
Tout à coup, devant eux, la voix grave, profonde et mugissante du bronze donna son premier coup de gueule.
Le duc d’Anjou, d’une secousse, échappa à l’étreinte de sa mère, et recula… recula jusqu’à ce que trouvant derrière lui un fauteuil, il tomba en se bouchant les oreilles, en fermant les yeux…
Catherine, comme poussée par une force invincible, s’était redressée avec un soupir terrible.
Elle bondit sur le balcon, se pencha sur l’appui, noire, funèbre, les ongles incrustés à la pierre, pareille à l’archange de la Mort.
La cloche, la grosse cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois hurlait, gueulait, mugissait, rugissait, comme folle, exaspérée, frénétiquement secouée par le génie des catastrophes…
Alors, des bruits étranges, des rumeurs inouïes montèrent du fond de l’ombre…
Près de Saint-Germain, une autre cloche se mit à hurler, puis, plus loin, une autre, puis d’autres, toutes les cloches, tous les tocsins de Paris secouant sur la ville les rafales monstrueuses de leurs sonorités éperdues, partout les voix de bronze jetant dans les airs des clameurs formidables…
En bas, des ombres apparaissaient, qui couraient, se heurtaient, vociféraient: des éclairs jaillissaient des épées; des torches, des centaines de torches, des milliers de torches s’allumaient, et la ville paraissait toute rouge, tout embrasée comme par les feux de l’enfer soudain ramenés sur la terre…
Derrière Catherine, dans le Louvre, un coup de pistolet retentit, puis un autre, puis d’autres, pif, paf, cela éclatait, cela pétaradait, partout, en bas, à gauche, à droite, et des gémissements horribles fusaient vers les sérénités du ciel immense tout constellé de diamants purs…
Le grand carnage huguenot, la grande hécatombe humaine venait de commencer!
* * * * *
Au premier coup du tocsin, des rumeurs, sur tous les points de Paris, éclatèrent.
Des masses d’ombres éclairées de torches se mirent en mouvement.
Le duc de Guise cria:
– Enfin!…
Partout, dans toutes les églises, les prêtres, les moines, les évêques, tous ceux qui allaient sauver l’Église catholique, tous crièrent:
– Enfin! Enfin!…
Et tous se mirent en mouvement.
Guise fit un signe, et à la tête de ses cavaliers, s’élança vers l’hôtel Coligny.
Crucé, Pezou, Kervier, Tavannes, Aumale, Montpensier, Nevers, tous, tous les assassins, de tous les points de Paris, s’élancèrent.
Damville, avec un rugissement de joie et de haine plus profonde peut-être, avait levé son estramaçon et hurlé:
– Chez Montmorency! Taïaut! Sus! Sus! La bête est prise!…
Charles IX se trouvait dans sa chambre à coucher. Il ne s’était pas déshabillé. Mais il était assis dans un vaste et profond fauteuil où il paraissait plus petit encore, plus malingre et chétif. Ses deux lévriers favoris, Nysus et Euryalus étaient couchés à ses pieds et dormaient d’un sommeil inquiet, levant parfois la tête et dressant les oreilles, puis se rendormaient en voyant leur maître immobile et les yeux fermés. Charles IX ne dormait pas. Il attendait.
Au premier coup de tocsin, il eut comme un long frisson et ses yeux s’ouvrirent tout grands; mais il ne bougea pas.
Le bourdon de Saint-Germain-l’Auxerrois se mit alors à gronder et à mugir comme une bête fauve encagée bondit à tort et à travers. Ainsi, les grands coups de gueule du bronze semblaient bondir par les airs, irréguliers, fous, tantôt lents et graves, tantôt précipités et sauvages.
Nysus et Euryalus, debout soudain, firent entendre un long grognement de colère et de peur. Charles IX les appela; ils sautèrent sur le fauteuil. Chacun d’un côté; il saisit leurs deux têtes fines et soyeuses, les pressa contre sa poitrine pour sentir quelque chose de vivant et d’ami.
Toutes les cloches de Paris, tous les tocsins s’étaient mis à répondre au tocsin enragé de Ruggieri.
Cela faisait un bourdonnement énorme, comme s’il y eût eu dans les airs une bataille géante entre des armées de dogues ailés. Toutes ces gueules s’appelaient, se répondaient, s’excitaient, s’injuriaient. Les unes glapissaient, fêlées, rageuses; les autres grondaient, furieuses, tonitruantes. Toutes donnaient de la voix, rauques, enfiévrées, épileptiques, et toutes aboyaient à la mort.
Le roi, immobile au fond de son fauteuil, les yeux exorbités, le visage couleur de cendre, écoutait éperdument. D’abord, il espéra que les cloches se tairaient bientôt. Mais non, les rafales de hurlements passaient et repassaient sur le Louvre; les cloches ne voulaient plus se taire; lorsqu’elles semblaient s’apaiser à l’orient, elles mugissaient avec plus de violence à l’occident; quand une s’enrouait, une autre hurlait plus fort, comme pour l’invectiver; pas d’arrêt; plus de silence; il semblait que tous les clochers de Paris dussent s’écrouler dans l’infernale rumeur; était-ce la fin du monde? Était-ce le cataclysme suprême qui engloutirait Paris, la France et la terre?
Le roi, lentement, se souleva, se mit debout. Il courut enfoncer sa tête sous les oreillers du lit; mais le hurlement était plus fort; les vitraux tremblaient; les flambeaux grelottaient; les meubles trépidaient… Alors il se redressa, leva la tête, voulut braver les hurlements; sa bouche crispée laissa échapper des malédictions sourdes; puis il cria plus fort; puis il se mit à vociférer, il hurla à l’unisson des cloches, et ses deux chiens; hurlèrent. Le roi vociférait:
Читать дальше