L’une, jeune et belle autant qu’on pouvait en juger sous les grands voiles noirs dont elle était couverte, était affaissée sur un prie-Dieu; parfois un frisson l’agitait. Lorsque le moine traversa l’église en glissant silencieusement, sa compagne la poussa du coude et murmura:
– Le voici qui vient, Alice!
Alice de Lux releva la tête et frémit.
La vaste nef était maintenant plongée dans l’obscurité. Au loin, vers le maître-autel, une lumière allait et venait; c’était le bedeau qui rangeait les ornements du chœur. Là-haut, les voûtes disparaissaient dans l’ombre, les moindres bruits résonnaient étrangement dans ce grand silence.
Panigarola passa près de la pénitente et s’enferma dans le confessionnal.
– Eh bien? fit à voix basse la compagne d’Alice.
– Laura… maintenant, je n’ose plus, répondit la jeune fille d’une voix tremblante.
– Allons donc! J’ai obtenu pour vous une faveur extraordinaire, on a renvoyé les autres pénitentes…
– Tu n’as pas prononcé mon nom, au moins! s’exclama sourdement Alice.
– Le révérend vous attend! répondit la vieille en haussant les épaules. Alice s’approcha du confessionnal et s’agenouilla dans la petite niche réservée aux pénitentes. Elle était séparée du moine par un treillis en bois léger; en outre, ses voiles cachaient son visage; enfin, l’obscurité était assez grande pour qu’elle ne pût distinguer nettement le confesseur.
Elle se rassura donc sur la crainte d’être vue elle-même.
Cependant, le moine murmurait des prières. Ayant terminé ses oraisons, il prononça d’une voix indifférente:
– Je vous écoute, madame…
«Il ne sait pas que c’est moi, songea Alice. Tâchons de le surprendre fortement et de lui arracher…»
Un court débat se fit en elle, et tout à coup, sourdement, elle dit:
– Marquis de Pani-Garola, je suis Alice de Lux. Je suis la femme que vous avez aimée, que vous aimez peut-être encore… et cette femme vient à vous en suppliante…
– Je vous écoute, madame, répondit le moine de la même voix indifférente.
Alice tressaillit de terreur. Il lui sembla comprendre que derrière ce grillage, ce n’était pas un homme qui I’écoutait, mais une statue impassible.
– Clément, fit-elle avec ardeur, ne reconnaissez-vous pas ma voix?
– Il n’y a plus de Clément, madame, pas plus qu’il n’y a de marquis de Pani-Garola. Il n’y a devant vous qu’un homme de Dieu qui vous entendra en Dieu, et qui suppliera Dieu d’avoir pitié de vous, si vous méritez cette pitié… Parlez, madame, je vous écoute…
– Oh! balbutia Alice avec un désespoir concentré, il est impossible que vous ayez oublié notre amour, et vos lèvres portent encore la trace de mes baisers…
– Madame, si vous me parlez ainsi, je serai obligé de me retirer.
– Non, non, restez! Il faut que je vous parle!…
– Faites-le donc comme si vous parliez à Dieu, madame… l’homme que vous venez d’évoquer est mort…
– Soit!… Eh bien, écoutez-moi, mon révérend père… et lorsque je vous aurai parlé comme à Dieu, vous me direz si j’ai assez expié mes fautes et mes crimes, et si le bras de Dieu qui s’est appesanti sur moi ne m’a pas assez frappée!
– Je vous écoute, ma fille, dit le moine avec le même accent d’indifférence terrible.
– Je vais vous raconter la faute d’abord; puis je vous raconterai l’expiation. Ainsi, vous pourrez juger. J’avais à peine seize ans. J’étais belle. J’étais adulée. Une grande reine m’avait distinguée et m’avait prise parmi ses filles d’honneur. Et comme j’étais orpheline, comme je n’avais plus ni père, ni mère, ni famille, cette reine m’assura qu’elle serait ma mère et me tiendrait lieu de famille…
Alice de Lux, palpitante, s’arrêta un instant; un sanglot s’étrangla dans sa gorge.
Lorsqu’elle fut parvenue à mettre un peu d’ordre dans ses idées, elle continua d’une voix sourde et oppressée:
– À cette époque, beaucoup de jeunes seigneurs me dirent qu’ils m’aimaient… mais moi, je n’en aimais aucun. Je n’aimais personne!… j’aimais le luxe, j’aimais les dentelles, j’aimais les bijoux… et j’étais pauvre… La reine, dont je vous parle, me promit non pas seulement le luxe, mais la richesse, l’opulence, si je suivais ses avis… je lui promis de lui obéir aveuglément… Ce fut là mon premier crime; la vue de quelques écrins remplis de diamants m’affola et pour les posséder, pour m’en orner à ma guise, j’eusse signé un pacte avec Satan… hélas! le pacte fut signé… Un jour, la reine me fit venir dans son oratoire… elle ouvrit devant moi un tiroir resplendissant de perles, d’émeraudes, de rubis, de diamants… et elle me dit que tout cela était à moi si je lui obéissais… Enfiévrée, les joues en feu, l’âme bouleversée, je m’écriai: «Que faut-il faire, Majesté!…»
La reine sourit, me prit par la main, me conduisit dans une pièce qui précédait son oratoire et souleva une tenture: derrière la tenture c’était la grande galerie qui attenait aux appartements du roi… là se promenaient les gentilshommes que je connaissais tous… Elle m’en désigna un et me dit:
Fais-toi aimer de cet homme!
La pénitente, une fois encore, se tut, attendant peut-être un geste, un mot, un mouvement… mais derrière son treillis le moine demeura immobile et silencieux, comme si la robe du carme eût été taillée dans la pierre dure et que le révérend eût été l’une de ces statues qui, dans leurs niches, gardent une éternelle insensibilité…
La voix d’Alice devint plus tremblante, plus sourde, comme si les paroles eussent eu de la peine à se formuler sur ses lèvres.
– Un mois plus tard, continua-t-elle si bas que le moine l’entendit à peine, j’étais la maîtresse de ce gentilhomme…
Alors, sans un geste, le moine demanda:
– Comment s’appelait cet homme?
Alice tressaillit. Elle comprit l’outrage et, palpitante, répondit:
– Oui! Vous voulez dire que j’ai eu tant d’amants qu’il faut préciser, n’est-ce pas! Eh bien! Il s’appelait Clément-Jacques de Panigarola. Il était marquis. Il arrivait d’Italie. Vous avez dû le connaître un peu, mon père!
– Continuez, ma fille, dit tranquillement le moine. Cet homme, vous l’aimiez sans doute? Eh bien! si c’est là toute votre faute, je puis vous garantir que Dieu vous pardonnera, comme je suis prêt à vous absoudre… Que ne pardonne-t-on point à une pauvre femme qui aime?…
Une révolte secoua la jeune fille. Elle fit un mouvement pour se lever et se retirer. Mais, sans doute, elle fut épouvantée des conséquences de cette fuite, car elle s’affaissa, les épaules frissonnantes.
– Vous me raillez, murmura-t-elle. Eh bien, soit encore! Raillez, mais écoutez: ce gentilhomme, je ne l’aimais pas!
Ce fut au tour du moine d’être agité d’un profond tressaillement. Il étouffa un soupir. Les sens exaspérés de la jeune fille perçurent ce tressaillement et ce soupir, si faibles qu’ils eussent été.
– Je ne l’aimais pas, continua-t-elle d’une voix suave. Et pourtant, jamais plus brillant cavalier n’était apparu à mes yeux. Sa fierté, la noblesse de ses manières, sa folle bravoure, sa magnificence, tout faisait de lui un être destiné à l’amour… et je ne l’aimais pas!
– Et lui? demanda sourdement le moine.
– Lui!… Il m’aima, il m’adora… du moins, je crois qu’il en fut ainsi… Quoi qu’il en soit, mon révérend, un an après que j’eus reçu de la reine l’ordre que je vous ai exposé, je devins mère… L’enfant vint au monde dans une petite maison de la rue de la Hache que la reine m’avait donnée… Cette naissance demeura secrète… le père emporta le nouveau-né…
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