Sans aucun doute, la Dame en noir implorait la protection du maréchal de Montmorency.
S’il en était ainsi, lui, Pardaillan, se substituerait au maréchal. La protection d’un aussi grand seigneur était fort problématique – tandis que la sienne était assurée à Loïse…
– Qu’est-il besoin du maréchal? conclut-il. Si quelqu’un doit délivrer Loïse et sa mère, c’est moi! Je ne veux pas qu’un autre s’en mêle!… Allons, lisons!…
En saisissant la lettre que dame Maguelonne avait décachetée, Pardaillan eut une dernière hésitation. Mais la pensée qu’il fallait porter secours à Loïse, et qu’il trouverait là les renseignements nécessaires, leva ses scrupules. Et puis il se mêlait à ces sentiments une sorte de jalousie instinctive: il ne voulait pas qu’un autre se mêlât de sauver Loïse et sa mère.
Le jeune homme déplia donc brusquement le parchemin et se mit à lire.
Cette lecture, faite avec une attention soutenue, dura longtemps.
Quand elle fut finie, le chevalier de Pardaillan était très pâle.
Il avait déposé le parchemin sur une table et le considérait fixement un sourire d’amertume au coin des lèvres.
Accoudé sur la table, pour la première fois de sa vie peut-être, le chevalier se mit à rêver.
Son imagination dut l’entraîner vers les fuligineuses régions du désespoir, car plus il rêvait, plus son visage s’assombrissait.
Un profond soupir gonfla sa poitrine.
Il reprit la lettre et la relut d’un bout à l’autre, revint sur deux ou trois passages essentiels, répéta à demi-voix des phrases entières, comme si le témoignage de ses yeux seuls eût été insuffisant pour le convaincre.
Et lorsque cette deuxième lecture fut terminée, cette fois, la lettre s’échappa de ses mains…
Le chevalier de Pardaillan laissa tomber sa tête sur sa poitrine et se mit à pleurer.
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La lettre de Jeanne de Piennes était datée du 20 août 1558, c’est-à-dire de l’année même où François de Montmorency avait épousé Diane de France, fille naturelle d’Henri II.
Il y avait environ quatorze ans que cette lettre avait été écrite.
Depuis quatorze ans, elle attendait dans son coffret que l’heure fût venue de s’exhumer, comme un spectre qui sortirait de la tombe pour jeter parmi les vivants une parole des vérités mortes…
Cette lettre, la voici:
«J’ai donc subi aujourd’hui la pire douleur qu’il soit donné à une amante d’éprouver. Je l’ai subie, cette douleur, mon âme est encore comme engourdie, mon cœur se déchire, et pourtant, je ne meurs pas!
Peut-être mon heure n’est-elle pas venue encore. Et puis, ce qui me rattache à cette misérable vie, c’est de me pencher sur le petit lit de l’enfant. Si je meurs, qui prendra soin d’elle? Il faut que je vive…
Lorsque les sanglots m’étouffent, lorsqu’il me semble que ce pauvre cœur flétri va s’arrêter de battre, lorsque je vois que la douleur va me terrasser enfin, je vais m’asseoir près de sa couchette et je la contemple… et alors, peu à peu, le courage et la vie rentrent en mon être.
Elle a cinq ans. Si tu pouvais la voir, ô mon François! En ce moment, elle dort, paisible, confiante… elle sait que sa mère veille sur elle. Ses cheveux dénoués, épars sur l’oreiller, lui font une auréole blonde; ses lèvres sourient; son sein se soulève doucement… elle est heureuse. Comme elle est jolie! Quel ange, François!… Rien ne saurait s’imaginer de plus gracieux, de plus tendre et de plus pur… C’est ta fille, ô mon cher époux!
Aujourd’hui, François, ton mariage a été célébré. Toute la pauvre rue que j’habite parle de la pompe de cette cérémonie et dit que Madame Diane est la digne épouse d’un fier seigneur tel que toi… hélas! n’étais-je donc pas digne d’assurer ton bonheur?
Aujourd’hui, tout est bien fini. La dernière lueur d’espérance qui vacillait dans mon âme vient de s’éteindre.
Le jour où ton père me chassa, broya mon cœur comme s’il l’eût saisi dans son gantelet des jours de bataille, le jour où, presque folle, je sortis en trébuchant de cet hôtel où, pour te sauver, je venais de signer ma pauvre déchéance, le jour où, éperdue, agonisante, je m’enfonçai dans le noir Paris, ma fille dans mes bras, ce jour-là, François, je crus avoir franchi les limites de la douleur humaine.
Hélas! je n’avais pas encore vécu la présente journée!…
Si grand que fût mon malheur, j’entrevoyais encore par-delà les horizons funèbres qui m’environnaient quelque chose comme une aube… aujourd’hui, c’est fini: tout est noir en moi.
C’est fini, François! pourtant, un indissoluble lien te rattache à moi. Ton enfant vit. Ton enfant vivra. C’est pour elle que j’ai déchiré mes lèvres qui voulaient parler, c’est pour elle que j’ai gravi les calvaires de désespoir, c’est pour elle que j’ai subi le martyre… Ta fille vivra, François!
Je devrais me taire pour ma fille. Aujourd’hui, pour ma fille, je dois parler…
T’ai-je dit qu’elle s’appelle Loïse?… La chère enfant porte admirablement ce joli nom. Si tu veux te figurer ta fille, figure-toi la plus jolie Loïse qu’il soit au monde, et encore non! Il faudrait que tu puisses la voir.
Que j’aie été frappée, moi, je l’admets. Que ma vie soit brisée, que je sois déchue de mon titre d’épouse sans avoir mérité ce suprême affront, soit! Mais je veux que Loïse soit heureuse: tout ce qui me reste de vie, force, volonté, énergie, pensée, tout est là! Je ne veux pas que Loïse soit injustement frappée comme je l’ai été.
Pour cela, il faut que tu puisses ouvrir ton cœur à ta fille. Il faut qu’elle puisse entrer la tête haute dans ta maison, il faut que Loïse puisse prendre à ton foyer la place qui lui est due!
Et pour cela, mon cher époux, il faut que tu saches la terrible, la solennelle vérité…
Je t’appelle encore mon époux. Car tu demeureras tel jusqu’à la fin de mes jours.
Librement, tu m’as épousée dans la vieille chapelle de Margency. Rappelle-toi cette nuit héroïque où notre union eut pour témoin un mourant et où devant le mort… devant mon père foudroyé par l’émotion, tu juras de m’aimer toujours!
Tel je te vis en cette nuit, ô mon cher époux, tel je te revois encore.
Et qu’importent les ordres du connétable, du roi, du pape! Qu’importe ce qu’ils ont décidé, voulu, arrangé! Tu es mon époux, François…
Or, il faut que tu saches l’abominable crime qui nous a séparés. Tu vas tout savoir: et que ton père fut cruel, et que ton frère fut criminel, et que ton amante, ton épouse peut porter fièrement ton nom, et que ta fille a le droit de venir s’asseoir dans la maison des Montmorency.
Mais ne crois pas au moins que je veuille troubler ta vie.
Cette lettre, François, je l’écris parce qu’il faut que la vérité éclate.
Mais pour l’envoyer, pour te la faire parvenir, j’attends trois choses:
La première, c’est que ton père soit mort [20]. Car c’est sur toi que le connétable ferait tomber le poids de sa haine s’il apprenait que le fatal secret t’est connu.
La deuxième, c’est que ma fille… ta Loïse… soit en âge de défendre ma mémoire et de parler hardiment comme il convient à une Montmorency, fille d’une de Piennes, héritière irréprochable des Montmorency.
La troisième, c’est que je me sente sur ma mort, ou qu’un grave péril menace notre enfant.
Tant que ces trois conditions ne seront pas remplies, ô mon François, je veux demeurer dans mon ombre, heureuse encore de pouvoir me dire qu’en me taisant j’assure la paix et le bonheur de l’homme que j’ai tant aimé…
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