Cependant, le chevalier remarqua que la première maison du côté droit qui faisait vis-à-vis à la bâtisse abandonnée était également fermée: une seule de ses fenêtres était ouverte, mais cette fenêtre était grillée d’un treillis épais.
Derrière ce treillis, dans l’ombre, Pardaillan crut voir un instant une figure de femme dont les yeux incandescents jetaient des regards de flamme sur la foule, qui sourdement grondait:
– Mort aux huguenots!…
Pourquoi?… Il n’y avait pas à ce moment de huguenots dans Paris. Ou s’il y en avait, ils se cachaient! Et d’ailleurs, la paix signée à Saint-Germain [6]n’avait-elle pas promis aux protestants la tranquillité dans la capitale?
Pardaillan vit tout à coup l’orfèvre, le boucher et le libraire, Crucé, Pezou et Kervier, parcourir vivement des groupes et donner un mot d’ordre. Dès qu’ils avaient passé, on criait de plus belle:
– Sus au parpaillot! Mort à Béarn! À l’eau, Albret!…
Alors Crucé, Pezou et Kervier vinrent se poster sur le côté gauche du pont, à trois pas du chevalier.
– Par Pilate et Barabbas! grommela-t-il, je crois que je vais voir aujourd’hui des choses intéressantes!…
– Ah! ah! hurlait à ce moment Crucé, voici M. de Biron qui passe! Biron le boiteux!…
– Et M. de Mesmes, seigneur de Malassise! ajouta Kervier.
– Les signataires de la paix de Saint-Germain! vociféra Pezou. Les amis des damnés huguenots!…
– Oh! une paix boiteuse! ricana tout haut l’orfèvre, en désignant Biron qui boitait en effet.
– Et mal assise! compléta le libraire en montrant du doigt le sire de Mesmes de Malassise.
Autour d’eux, la foule trépigna de joie et hurla:
– À bas la paix de Saint-Germain! À bas la paix boiteuse et mal assise! Mort aux parpaillots!
Crucé leva les yeux vers la fenêtre grillée où Pardaillan avait cru remarquer un visage de femme. Cette fois, c’était un visage d’homme qui apparaissait derrière le treillis épais. Cet homme échangea un rapide signal avec Crucé, puis disparut dans l’intérieur…
Pénétrons un instant dans cette maison, la première, avons-nous dit, sur le côté droit du pont.
Là, dans la pièce à la fenêtre grillée, une femme grande, maigre, tout enveloppée de noir, avec une tête d’oiseau de proie, nez de vautour, bouche serrée, regard perçant, est assise dans un vaste fauteuil.
Cette femme, c’est la veuve d’Henri II, la mère de Charles IX, Catherine de Médicis…
Près d’elle, un homme jeune encore, et qui a dû être fort beau, emphatique de geste, théâtral d’allure, avec on ne sait quoi de souple dans la démarche, et de félin dans les attitudes…
Cet homme, c’est Ruggieri, l’astrologue!…
Que font-ils là tous les deux? Quelles mystérieuses accointances permettent à l’astrologue florentin de garder devant la reine cette attitude où il y a plus de caresse que de respect? Quelle sinistre besogne les a unis dans cette maison?
Catherine frappe nerveusement du bout du pied. Elle paraît impatiente. Parfois elle frissonne.
– Patience, patience, Catharina mia , dit Ruggieri en souriant d’un sourire livide.
– Et tu es sûr, René, qu’elle est à Paris? Voyons! répète-moi voir un peu cela!
– Tout à fait sûr! La reine de Navarre est entrée hier secrètement dans Paris. Jeanne d’Albret est sans doute venue voir quelque important personnage.
– Mais comment l’as-tu su, René?… Parle, mon ami, parle!
– Eh! comment l’aurais-je su, sinon par la belle Béarnaise que vous avez placée près d’elle?
– Alice de Lux?…
– Elle-même! Ah! c’est une fille précieuse et une fidèle espionne…
– Et tu es sûr que Jeanne d’Albret va passer sur ce pont?
– Croyez-vous, sans cela, que j’y aurais appelé Crucé, Pezou et Kervier? fit Ruggieri en haussant les épaules. Est-ce pour acclamer Henri de Guise, à votre avis, que le peuple de Paris s’est levé?… Patience, Catherine, vous allez voir!…
– Oh! murmura Catherine de Médicis en serrant ses mains l’une contre l’autre, c’est que je la hais, vois-tu, cette Jeanne d’Albret! Guise n’est rien. Je le tiens dans ma main et je le briserai quand je voudrai. Mais Albret, voilà l’ennemi, René, le seul ennemi vraiment redoutable pour moi! Ah! si je pouvais donc la tenir ici, et l’étrangler de mes mains!…
– Bah! ma reine, fit Ruggieri, laissez cette besogne au bon peuple de Paris. Tenez, le voilà qui s’apprête! Écoutez! Regardez! Par Altaïr et Aldébaran [7]s’il est bon de regarder dans le ciel quand d’aussi magnifiques horreurs se passent sur la terre.
En effet, d’effroyables hurlements éclataient au-dehors.
Ruggieri s’était approché du treillis, suivi de Catherine. Leurs deux têtes penchées se touchaient presque, et maintenant, les dents serrées, les yeux flamboyants, les narines aspirant le massacre, hideux, ils regardaient…
– Je ne vois qu’Henri de Guise, haleta sourdement Catherine de Médicis.
– Regardez là-bas… au bout du pont… cette litière, derrière l’escorte…
– Oui, oui!…
– La litière ne peut plus reculer… la foule l’enserre… tout à l’heure, en arrivant ici… les rideaux vont s’écarter un instant… et ce sera bien du diable si notre ami Crucé ne reconnaît pas la reine de Navarre!…
Sur le pont, Henri de Guise s’avançait, suivi d’une trentaine de cavaliers.
Il saluait du geste et du sourire, et de temps à autre il criait:
– Vive la messe!
– Vive la messe! Mort aux huguenots! répétait la multitude qui délirait.
C’était un redoutable et magnifique spectacle. Ces seigneurs de l’escorte, montés sur des chevaux splendidement harnachés, portaient des costumes éclatants où rutilaient des pierreries… L’or, la soie, le satin, les couleurs chatoyantes, les plumes de leurs toques, les diamants de leurs colliers formaient un merveilleux ensemble.
Mais le plus beau de tous, le plus étincelant, c’était leur chef: Henri de Guise. C’est tout au plus s’il avait vingt ans. Il était de haute taille, bien pris, avec un visage où éclatait un somptueux orgueil; un grand manteau de satin bleu flottait sur ses épaules, et sa toque portait un triple rang de perles.
– Guise! Guise! vociférait le peuple avec des acclamations que Catherine de Médicis écoutait en incrustant ses ongles acérés dans les paumes de ses mains.
Et là-bas, dans la petite maison, de la rue des Barrés, dans le logis de Marie Touchet, le roi de France dormait paisiblement, la tête sur l’épaule maternelle de sa maîtresse…
Cependant, Henri de Guise et son escorte avaient franchi le pont. Mais alors, ils trouvèrent la foule si compacte qu’ils durent s’arrêter plusieurs minutes. À ce moment, derrière eux, éclatèrent des clameurs si féroces que le duc de Guise, instinctivement, porta la main à sa dague et fit volte-face.
Non, ce n’était pas à lui qu’on en voulait!…
Il rengaina le poignard, et voici le terrible spectacle qui lui apparut, comme il apparaissait à Catherine de Médicis et à René Ruggieri.
Une litière, s’avançant à grand-peine, arrivait au débouché du pont, devant la maison en ruine près de laquelle se tenaient Crucé, Pezou et Kervier. Cette litière était modeste, et ses rideaux de cuir étaient hermétiquement fermés.
À ce moment, les rideaux s’ouvrirent l’espace d’une seconde. Mais cette seconde avait suffi!…
– Enfer! rugit Crucé dont la voix de stentor domina les clameurs. C’est la reine de Navarre! Mort à la parpaillote! Mort à Jeanne d’Albret!…
Et avec ses amis, il se rua sur la litière.
– Enfin! murmura Catherine avec un terrible sourire qui découvrit ses dents aiguës.
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