La position du chevalier était des plus dangereuses. En effet, le toit de la maison, comme tous les toits voisins, à pente raide, construits sur un angle très aigu, présentait un chemin à peu près impraticable. Il y avait neuf chances sur dix de rouler. Cependant, ce ne fut pas là ce qui arrêta le chevalier dans sa tentative. À la vue des difficultés qu’il lui fallait vaincre pour s’éloigner de la maison, il se dit que ces difficultés seraient exactement les mêmes lorsqu’il s’agirait d’y rentrer. Or s’il pouvait, lui, se risquer sur ces routes aériennes, le maréchal de Montmorency pourrait-il le suivre?
Le chevalier comprit qu’il ne pouvait proposer au maréchal un pareil moyen de se retrouver en présence de Jeanne de Piennes. À coup sûr, François de Montmorency n’eût pas hésité. Mais lui, chevalier, ne pouvait risquer d’autre vie que la sienne propre. Très désappointé par ces réflexions, il allait se retourner vers la lucarne, lorsqu’il entendit un léger bruit, un signal d’appel.
– Psst! faisait-on.
Il leva la tête vers le toit de la maison voisine, plus élevé que celui où il se trouvait et aperçut, encadrée dans une étroite fenêtre, une figure d’homme qui l’examinait avec un singulier intérêt.
«Où ai-je vu ce visage-là?» pensa le chevalier.
L’homme était vieux. Il portait la barbe blanche. Il avait des yeux doux, calmes avec un regard lumineux et profond.
– Rentrez chez vous, dit cet homme.
– Que je rentre, monsieur?
– Oui. Vous cherchez à vous sauver, n’est-ce pas?
– En effet.
– Eh bien, le chemin que vous prenez est impossible. La maison où vous êtes prisonnier communique avec la mienne par une porte que j’ai condamnée, mais que j’ouvrirai. Rentrez donc, jeune homme, et attendez.
Le chevalier retint une exclamation de joie. Il voulut remercier le généreux vieillard. Mais celui-ci avait déjà disparu.
«Mais où diable ai-je vu cet homme-là?» pensa de nouveau le chevalier qui se laissant glisser par la lucarne en se retenant par le bout des doigts, se laissa tomber dans le grenier.
– Que se passe-t-il? demanda le vieux Pardaillan.
Le chevalier raconta ce qui venait de se passer. Le père et le fils se mirent aussitôt à déblayer le foin qui était entassé au fond du grenier et qui cachait évidemment la porte signalée par l’inconnu – si toutefois cette porte existait! si cet inconnu n’était pas un traître! À leur joie intense, la porte leur apparut enfin, et en même temps ils entendirent que derrière cette porte, on se livrait à un certain travail. Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvrit, et un vieillard de haute taille, vêtu de velours noir apparut, souleva sa toque, examina un instant les deux Pardaillan, et dit:
– Monsieur Brisard, et vous, monsieur de La Rochette, soyez les bienvenus.
Les deux Pardaillan se regardèrent stupéfaits.
– Quoi! reprit le vieillard, vous ne reconnaissez pas l’homme que vous avez sauvé rue Saint-Antoine, devant la maison de l’apothicaire, en même temps que cette jeune dame?…
Le vieux Pardaillan se frappa le front.
– Les deux noms que je donnai à la dame! murmura-t-il. Si fait, pardieu! ajouta-t-il à haute voix. Je me souviens parfaitement de vous, monsieur…
– Ramus, dit le vieillard avec une noble simplicité.
– Ramus! C’est bien cela. Seulement, je vais vous dire, monsieur. Je ne m’appelle pas Brisard et n’ai jamais été sergent d’armes, comme je vous le dis. Le chevalier que voici ne s’appelle pas M. de La Rochette…
Ramus souriait.
– Je vous donnai alors ces deux noms, parce que nous avions intérêt à nous cacher… Je m’appelle Honoré de Pardaillan, et monsieur que voici est mon fils, le chevalier Jean de Pardaillan.
– Messieurs, dit Ramus, j’ai assisté au terrible combat d’hier. Hélas! En quels temps vivons-nous?… Et je vais vous expliquer comment je me trouve ici. Mais veuillez d’abord entrer…
Les deux Pardaillan obéirent, et Ramus leur fit descendre un escalier. Ils se trouvèrent alors dans une belle salle à manger d’apparence cossue.
– Messieurs, dit Ramus, comme je vous le disais, je m’étais hier posté dans cette rue pour voir le passage du roi. Je vis donc le défilé du cortège, et j’assistai ensuite à l’effrayant combat que vous avez livré. Là, j’ai entendu vos noms. Mais la politesse m’obligeait à m’en tenir à ceux que vous m’aviez donnés vous-mêmes… Bref, une fois que vous fûtes entrés dans la maison voisine, une fois que j’eus vu les gardes s’installer devant la porte, je compris qu’un grand danger vous menaçait et que vous tenteriez peut-être de vous évader. Alors, j’ai fait mon petit plan. Vie pour vie! Je vous devais la mienne. J’ai voulu racheter la vôtre…
Le vieux Ramus s’arrêta un instant et sourit malicieusement.
– Vous allez voir, continua-t-il, que pour un vieux bonhomme comme moi, mon plan ne manquait pas d’une certaine élégance… Hier, je vins donc trouver le propriétaire de cette maison, et je lui dis à brûle-pourpoint: «Monsieur, voulez-vous me louer votre maison pour huit jours? – Bah! me fait mon homme, pourquoi donc? – Parce que je vais recevoir la visite de quelques parents qui habitent le Blaisois – Ah! me fait l’homme, sans doute des gentilshommes qui sont venus de Blois avec Sa Majesté? – Justement! Ce sont de jeunes et dignes gentilshommes qu’il faut que je loge dans une maison convenable, et on m’a signalé la vôtre comme parfaitement bourgeoise. – Vous pouvez voir, monsieur!» me dit l’homme flatté.
Le vieux Ramus souffla un moment, tandis que les deux Pardaillan le regardaient avec un étonnement mélangé de gratitude.
– Je vois ce qui vous étonne, messieurs, reprit le savant avec sa belle humeur de bon vieillard, vous vous demandez comment j’ai pu mentir ainsi… J’en rougissais bien un peu, mais il fallait vous sauver, et un petit mensonge par-ci, une petite flatterie par-là ne sont pas de bien gros crimes…
– Vous êtes un digne homme! s’écria Pardaillan père.
– Bref, continua le savant, le propriétaire refuse de me louer sa maison pour huit jours. Je lui propose cent livres pour six jours, il refuse… deux cent livres pour cinq jours, il refuse… Enfin, j’obtiens la maison pour trois jours, je ne vous dirai pas à quel prix… Je m’y installe aussitôt… et me voici…
– Corbacque, monsieur, touchez-là! s’écria le vieux routier.
Le savant laissa tomber sa main dans celle de Pardaillan, et ajouta simplement:
– Vous n’avez plus qu’à me suivre. Vous sortirez d’ici de la façon la plus naturelle du monde, c’est-à-dire par la porte, laquelle porte n’est point surveillée, car elle donne sur la ruelle…
– Monsieur, dit alors le chevalier, pour des motifs que monsieur mon père vous expliquera, nous ne pouvons partir… du moins pas tout de suite. Je serai donc seul, pour l’instant, à profiter de l’issue que vous nous offrez. Veuillez donc m’accompagner, je vous prie, jusqu’à la porte, je m’éloignerai, tandis que mon père vous donnera les explications nécessaires.
– Venez, jeune homme!
Le savant descendit encore un escalier. Le chevalier se trouva devant une porte qu’il entrebâilla. Il se tourna alors vers Ramus, s’inclina profondément, et dit:
– Mon père, je vous remercie…
Le savant tressaillit. Ce titre de père que lui accordait le jeune homme, le ton avec lequel il avait parlé l’émurent et lui parurent la plus digne récompense de ce qu’il avait fait.
Déjà le chevalier avait légèrement franchi la porte. Il constata alors qu’il se trouvait dans la ruelle aux Fossoyeurs, qui était perpendiculaire à la rue Montmartre. La ruelle n’était nullement surveillée.
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