– Monsieur, je m’appelle Jeanne, comtesse de Piennes, duchesse de Montmorency…
Le capitaine s’inclina profondément. Il y eut un frisson parmi les assistants, telle avait été l’amertume qui avait éclaté dans ces quelques mots, – l’amertume et aussi la forte volonté.
– Je vous suis une caution vivante, poursuivit Jeanne de Piennes. Ma parole vous répond des deux prisonniers.
– S’il en est ainsi, madame, dit le capitaine, à Dieu ne plaise que je mette en doute la caution de haute, noble et puissante dame de Piennes et de Montmorency. Et si les deux prisonniers ne doivent pas quitter cette maison…
– Ils ne la quitteront pas, monsieur!
– J’obéis, madame. J’ajoute: je suis heureux d’obéir, car ce sont deux braves.
Jeanne de Piennes s’inclina et se retourna vers les deux blessés qui, s’étant relevés, assistaient à cette partie de la scène en faisant d’héroïques efforts pour se tenir debout. Aux derniers mots du capitaine, d’un même mouvement, ils remirent leurs épées aux fourreaux. Jeanne de Piennes s’avança vers le vieux Pardaillan:
– Monsieur, dit-elle de sa voix douce et fière, voulez-vous me faire le grand honneur de vous reposer dans ma pauvre maison?…
Elle tendit sa main. Le vieux routier, bouleversé d’émotion, s’appuya sur cette main, et tous les deux entrèrent ainsi dans la maison.
Alors, d’un geste timide, Loïse présenta sa main au chevalier, Il la saisit en frissonnant et se redressa de toute sa taille. Déchiré, sanglant, superbe, il apparut un instant comme le lion qui, après la victoire, conduit sa lionne hors du champ de bataille.
La vision disparut. La porte s’était refermée sur Loïse et le chevalier…
– Capitaine! gronda Henri, vingt gardes devant cette maison, nuit et jour! Vous me répondez sur votre tête des prisonniers… et des prisonnières!…
– J’allais donner mes ordres, monseigneur! répondit le capitaine d’un ton hautain.
– Faites donc!… Et fasse votre bonne étoile que la dame de Piennes, qui s’intitule à faux duchesse de Montmorency, vous soit une bonne caution jusqu’au bout!
Le capitaine prit rapidement ses dispositions: les morts et les blessés furent enlevés; on envoya chercher du renfort; et bientôt vingt gardes s’installaient devant la maison qui devait être surveillée nuit et jour.
Au loin, les canons du Louvre tonnaient.
Comment Jeanne de Piennes et sa fille Loïse se trouvaient dans cette maison de la rue Montmartre, comment et pourquoi elles intervinrent dans la scène que nous venons de retracer, c’est ce que le lecteur avait le droit de se demander, et c’est ce que nous avons le devoir de lui dire.
Le séjour des deux prisonnières dans le logis de la rue de la Hache avait été aussi triste qu’on peut l’imaginer; mais la souffrance morale n’avait été compliquée d’aucune souffrance physique. Alice de Lux se maintenait dans son rôle de geôlière; elle s’y maintenait avec honte, avec désespoir, et elle tâchait au moins d’atténuer ce qu’il y avait d’odieux dans ce rôle. Dans les rares occasions où elle eut à s’entretenir avec la dame de Piennes, elle se présenta plutôt en servante qu’en gardienne. Les prisonnières qui l’avaient d’abord redoutée, finirent par la prendre en pitié.
Les jours et les nuits s’écoulèrent mornes, désolés.
Cependant, cette claustration au fond de deux pièces étroites avait altéré la santé de Jeanne de Piennes. Elle résistait au mal avec cette vaillance qu’on lui connaît. Mais enfin tant de violentes secousses, tant de chagrins, une si longue douleur qui semblait s’enfoncer plus profondément en elle à mesure qu’elle avançait dans la vie, avaient fini par l’atteindre au cœur.
Ses yeux s’élargissaient, cernés d’un cercle bleuâtre: Une grande faiblesse, peu à peu, s’emparait d’elle.
On peut dire que cette infortunée ne vivait plus que par un effort d’énergie morale et d’amour maternel. Jeanne de Piennes n’était plus que mère. Son dernier rêve était de mettre sa fille en sûreté… mourir ensuite!
Oui, elle envisageait maintenant la mort comme le suprême repos. En effet, son dernier espoir s’était évanoui. Quel espoir? La lettre qu’elle avait écrite à François de Montmorency!
Elle ne doutait pas que cette lettre n’eût été remise. En interrogeant Alice de Lux, elle avait pu se convaincre que le maréchal était à Paris. Il lui semblait impossible que François n’eût pas reçu cette lettre touchante où elle avait raconté la vérité sur la tragédie de Margency. Et François n’était pas accouru à son secours! François l’abandonnait, la croyait encore coupable!
Il est vrai qu’il avait pu la chercher sans la trouver; mais cela même lui paraissait impossible. Dans sa lettre, elle accusait si hautement Henri de Montmorency que, fatalement, il avait dû apparaître à François comme le ravisseur. En dernière ressource, le maréchal eût pu en appeler à la justice royale.
Aucune intervention ne s’était produite: depuis qu’elle avait été arrachée à son logis de la rue Saint-Denis, toujours il n’y avait eu autour d’elle que silence. Un moment, elle s’était raccrochée à cet espoir que le chevalier de Pardaillan n’avait pas remis la lettre. Elle s’exerça à lui supposer assez de perversité pour ne pas remplir la mission dont il s’était chargé, comme le père avait été assez pervers, jadis, pour exécuter l’enlèvement de Loïse.
Mais à force d’y songer, elle s’affirmait que cela même était impossible. Tantôt elle se disait qu’un homme si jeune, qui aimait probablement sa fille, ne pouvait être arrivé encore à ce degré de méchanceté. Tantôt elle se disait que l’intérêt même du chevalier devait l’avoir poussé à accomplir sa mission. Elle en arriva donc à admettre que François de Montmorency l’abandonnait. Et cette affreuse conviction qui enlevait le secret espoir de sa vie activa la maladie qui la rongeait.
Quant à Loïse depuis qu’elle savait que ce jeune homme en qui elle avait eu si naïvement confiance était le fils de l’homme qui l’avait enlevée jadis, elle faisait d’inutiles efforts pour le détester ou pour l’oublier. Telle était la situation morale des deux femmes, lorsqu’un soir Alice de Lux monta chez elles.
Elle était plus pâle encore que d’habitude. Jeanne et Loïse la considéraient avec un effroi mêlé de pitié. Alice se tint debout devant la Dame en noir, les yeux baissés.
– Madame, dit-elle, rendez-moi au moins cette justice que j’ai tout fait pour adoucir votre captivité.
– Cela est vrai, dit Jeanne, et je ne me plains pas.
– Une abominable circonstance de ma malheureuse vie, madame, m’a obligée à me faire geôlière.
– Vous me l’avez dit, pauvre femme, et je vous ai plainte de tout mon cœur…
– Ainsi, dit Alice qui frissonna légèrement, lorsque vous serez libre vous ne vous en irez pas en me maudissant… vous ne conserverez aucune haine contre moi?
Jeanne secoua amèrement la tête.
– Libres!… Hélas!… le serons-nous jamais?
– Vous l’êtes!
Un tressaillement agita Jeanne de Piennes. Loïse pâlit.
– Vous êtes libres toutes deux, reprit Alice avec une calme fermeté; cette circonstance dont je vous parlais n’existe plus. Adieu, madame… adieu, chère demoiselle… puissiez-vous garder pour moi plus de pitié que de ressentiment!… Je vous délivre de ma présence qui doit vous être odieuse… Cette porte est ouverte… les portes du bas le sont également… Adieu!
À ces mots, Alice de Lux se retira. La mère et la fille demeurèrent un instant comme accablées de la triste joie qu’elles éprouvaient. Puis, elles s’embrassèrent dans une étreinte pleine d’effusion. À ce moment, une pensée fit tressaillir Jeanne de Piennes. Elle allait se trouver avec sa fille sans aucune ressource, sans logis, sans pain. Retourner à la maison de la rue Saint-Denis, c’était sans aucun doute retomber au pouvoir d’Henri de Montmorency. Elles étaient libres, soit! mais où aller?
Читать дальше