Le débat fut violent, tragique, mais il fut bref.
Jehan se pencha le poignard levé sur Concini qui ne cilla pas et cracha son mépris dans ces mots:
– Frappe donc!… Allons, que crains-tu? Ne suis-je pas réduit à l’impuissance?
Le poignard s’abattit et trancha les liens qui enserraient les jambes. Puis ce furent les bras qui furent délivrés.
Et Concini, qui n’avait pas tremblé devant le poignard levé, Concini pâlit, hébété de surprise, ne sachant ce que cela voulait dire, se demandant avec angoisse quel supplice lui était réservé.
Alors, Jehan parla, d’une voix blanche, comme lointaine.
– Va! pour l’amour d’elle, je te fais grâce, Concini!
D’un bond, Concini fut debout. Il ne savait s’il rêvait ou s’il était éveillé. De sa vie, il n’avait éprouvé étonnement pareil. Il se ressaisit vite d’ailleurs, et ricana:
– Tu me fais grâce! Dis plutôt que tu as peur! Mais moi, je ne te fais pas grâce, tu sais! Je te retrouverai, et alors malheur à toi!
Cette fois, Jehan l’entendit. Il haussa dédaigneusement les épaules, et sa voix se fit rude pour dire:
– Je te conseille de ne jamais te retrouver sur mon passage, Concini; je te le conseille, si tu tiens à ta peau!
Il n’ajouta pas un mot de plus. Mais le ton sur lequel il avait parlé fit passer un frisson sur l’échine de Concini qui, cependant, demeurait superbe, un sourire de mépris aux lèvres.
Jehan se dirigea vers la porte. Sur le seuil, il se retourna et dit:
– Tu trouveras en bas tes serviteurs, que mes hommes ont ligotés. Tu les détacheras, si tu veux.
Il regardait Concini en disant ses mots. Il fut tout étonné de voir que le visage de celui-ci exprimait un sentiment de pitié. Il l’entendit même murmurer:
– Pauvres diables!… J’y vais tout de suite.
Sans plus s’en occuper, Jehan sortit. En lui-même, il se disait:
«Les quelques heures qu’il vient de passer ficelé comme un saucisson l’ont rendu plus sensible au malheur des autres.»
C’était peut-être vrai, car Concini sortit sur ses talons. Il arriva sur le palier au moment où Jehan s’engageait dans l’escalier. Il s’arrêta là, comme s’il avait voulu lui laisser le temps de gagner la sortie.
Puis, soudain, il appuya sa main sur le mur…
Une petite porte invisible démasqua un petit réduit, guère plus grand qu’un placard, Concini y entra d’un bond, et sans se donner le temps de refermer la porte, il saisit un bouton de métal à pleine main et tira fortement à lui. Nul bruit perceptible ne trahit la manœuvre qu’il venait d’exécuter.
Il sortit la tête hors du trou et écouta. Et ses yeux, à ce moment, brillaient d’un éclat sauvage.
Au même instant, il entendit un cri, suivi du bruit d’une chute. D’un coup de poing il repoussa le bouton qu’il n’avait pas lâché et gronda dans une explosion de haine satisfaite:
– C’est fait!…
Il écouta encore une seconde et n’entendit plus rien. Il ferma la porte secrète et descendit l’escalier à son tour. Sur la dernière marche, il tâta le sol du bout du pied, avant de la quitter, comme pour s’assurer de sa solidité. Le sol résista. Alors il pénétra dans le vestibule.
Il s’en fut droit à un énorme coffre qui paraissait scellé dans le mur. Il pressa sur un bouton et le coffre se déplaça, découvrant un trou grillagé d’environ un pied de long. Il ne se donna pas la peine de regarder, sachant que ses yeux ne parviendraient pas à percer les ténèbres opaques qui régnaient sous le trou. Mais il écouta. Et il entendit distinctement la voix de Jehan le Brave qui hurlait en italien, comme s’il avait voulu se faire mieux comprendre de l’Italien Concini, à qui elles s’adressaient, les menaces les plus terribles, les injures les plus sanglantes.
Concini se redressa, un sourire livide aux lèvres. Il remit le coffre en place. Et alors, il n’entendit plus rien. Et il dit tout haut, comme s’il avait voulu être entendu de sa victime et en réponse à ses menaces:
– Bon!… en attendant, crève là-dedans!
Et tranquillement, posément, il se mit à la recherche de ses serviteurs qu’il découvrit dans la cuisine où ils étaient enfermés. Il en détacha un à qui il commanda de délier les autres et se dirigea d’un pas rapide vers son logis de la rue Saint-Honoré, dans l’espoir d’y arriver avant que Léonora Galigaï ne fût rentrée elle-même du Louvre, où elle avait passé la nuit.
Saêtta suivit la litière qui emportait Bertille prisonnière de Concini jusqu’à ce qu’il le vît entrer avec son escorte dans la maison de la rue des Rats, Il s’approcha, reconnut les lieux et murmura:
– Maison isolée, à l’angle du quai!… Bon! on retrouvera cela les yeux fermés.
Et il s’éloigna d’un pas allongé, frappant le sol d’un talon ferme et vigoureux, ne cherchant plus à se dissimuler et ne redoutant rien, ni personne… Et il songeait avec un ricanement:
– Ce pauvre Concini n’a vraiment pas de chance!… Voilà son nouveau nid d’amour éventé une fois de plus. Oui, mais la signora Léonora sera contente… contente? heu!… enfin elle paye bien la signora… cela me suffit!
Rentré chez lui, il se jeta tout habillé sur son grabat et mâchonna:
– Je ne dormirai pas, c’est certain… mais que faire jusqu’à demain?… Demain!… Que je voudrais donc être à demain, pour savoir si vraiment le fils de Fausta est pris!… (Il gronda furieusement.) Et pourquoi ne le serait-il pas?… Le grand prévôt a tenu compte de mon avis… il est accouru à l’endroit que je lui avais indiqué… J’en suis sûr… J’ai vu le sol foulé comme si une troupe nombreuse avait piétiné là… J’ai vu le sang… Il y a eu lutte, c’est certain!… À l’heure actuelle, le fils de Fausta est solidement enchaîné dans l’un quelconque de ces mignons cachots, comme il y en a au Châtelet ou à la Conciergerie!… Eh! Eh!… le fils de Fausta!… régicide?… écartelé!… tenaillé!…
Dans l’ombre, il eut un éclat de rire terrible. Mais son inquiétude le reprit et:
– N’importe! Je voudrais être à demain pour savoir! C’est un rude athlète que le petit Jehan! (Avec une sorte d’orgueil sauvage.) C’est mon élève!… Et jamais élève, je puis dire, ne fut formé avec tant de soins vigilants!… Il est de force à s’en tirer, le fils de Fausta et de Pardaillan!…
À ce nom de Pardaillan, brusquement rapproché de son fils Jehan, il eut un frisson. Il demeura plongé dans une sombre rêverie, et répéta:
– Le fils de Pardaillan!… Pardaillan!… C’est vrai que Fausta me fait toujours oublier qu’il est le père, lui! Tant qu’il a été loin de Paris, je n’ai pas pensé à lui. Maintenant que je le sais revenu, maintenant que je sais qu’il s’est rencontré avec son fils, malgré moi, je songe: Pardaillan est le père, et Pardaillan ne m’a rien fait, lui. Au contraire, je lui dois l’inoubliable joie d’avoir vu Fausta, qu’il a toujours combattue, toujours vaincue, humiliée, ruinée par lui, dans toutes ses entreprises. Oui, mais est-ce pour moi qu’il a agi ainsi? Non. Alors?… Alors, au diable le Pardaillan! Vais-je renoncer à ma vengeance pour lui? Autant vaudrait me couper la gorge à l’instant. D’ailleurs, il est trop tard, maintenant. Puis, quoi?… Est-ce qu’il s’en soucie de son fils? Saura-t-il jamais, seulement?… Alors?… Alors, dormons!… Mais il eut beau se tourner et se retourner, le sommeil ne voulut pas venir. Rageusement, il se leva, ceignit sa longue rapière et sortit en grondant:
– L’impatience me dévore… L’air frais de la nuit et le mouvement me calmeront.
Il s’en fut tout droit rue de l’Arbre-Sec et s’arrêta devant le logis de Bertille. Il avait déjà, et très minutieusement, étudié le perron et ses abords. N’importe, il recommença ses investigations, comme s’il avait voulu arracher aux choses le récit des événements dont elles avaient été les témoins muets.
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