Jehan le Brave s’attarda à regarder les joueurs. En réalité, il ne les voyait pas. En ce moment, il vivait dans ses rêves douloureux, transporté au-delà de la réalité. Il ne voyait et n’entendait rien. La lassitude l’avait arrêté là sans qu’il en eût conscience.
En ce moment, escorté de ses quatre gentilshommes, Concini parcourait le marché. Il aperçut Jehan qui lui tournait le dos. Et ses yeux étincelèrent, ses lèvres s’arquèrent en un rictus terrible, sa main se crispa sur la poignée de son épée, et il se ramassa comme le fauve qui s’apprête à bondir.
Sauter sur le bravo, le saisir, l’emporter, avant qu’il pût se reconnaître: telle fut sa première pensée. Il jeta un coup d’œil sanglant autour de lui et secoua furieusement la tête. Au milieu de cette cohue, le coup de main était impossible. Il le comprit et grinça des dents, mâchant de sourdes imprécations, pâle de rage, tremblant de fureur à la pensée qu’il n’avait qu’à allonger la main pour en finir et qu’au lieu de cela, l’autre allait lui glisser entre les doigts.
Un moment il eut la pensée de bondir sur le bravo, lui planter un poignard entre les deux épaules et se perdre dans la foule ensuite. C’était possible. Mais une si piètre vengeance, après ce qu’il avait rêvé!… Il hésita. Et un sourire sinistre passa sur ses lèvres, et il s’applaudit d’avoir eu la force de se contenir. Il venait de remarquer combien Jehan paraissait absent et une idée lui était venue.
Il donna des ordres brefs, s’enveloppa dans son manteau et se mit à l’écart. Un de ses hommes s’éloigna en courant. Les trois autres allèrent se placer à quelques pas de Jehan, avec l’intention de ne pas le perdre de vue. Ils n’avaient pas besoin de se cacher. L’homme ne les connaissait pas, il ignorait qu’ils étaient à Concini.
Cependant, Jehan avait repris sa promenade distraite. Les trois suiveurs, à distance, ne le lâchèrent pas d’une semelle. Concini, le chapeau sur les yeux, le manteau sur le nez, suivait de loin ses hommes.
– Joie et prospérité, à vous, messire Jehan le Brave, dit soudain une voix grave.
Jehan sursauta. Il laissa tomber sur celui qui venait de le nommer ce regard effaré de l’homme qui revient de très loin. Il se ressaisit et l’ombre d’un sourire effleura ses lèvres.
– Ah! c’est vous, Ravaillac, fit-il doucement. Joie et prospérité, dites-vous? Ventreveau! Je suis curieux de voir si votre souhait se réalisera! Quand vous m’avez abordé, je rêvais précisément d’en finir avec cette vie par un bon coup de dague… Vous voyez que la joie règne dans mon cœur. Et quant à la prospérité: trois écus, voilà toute ma fortune.
Et il éclata d’un rire strident, saccadé, qui sentait la folie.
Ravaillac le considéra d’un air de commisération profonde et ses traits se crispèrent comme s’il eût souffert lui-même de la souffrance de celui qui riait ainsi. Et il hocha douloureusement la tête.
– Je vous trouve bien pâle, dit-il. Vous avez maigri. Vos yeux sont fiévreux… Seriez-vous malade?
– Moi!… je ne me suis jamais si bien porté, mon cher! C’est ceci qui est malade.
Il s’administrait de furieux coups de poing sur le cœur.
Ravaillac pâlit. Une expression de désespoir se répandit sur son visage. Une angoisse poignante se lut dans ses yeux. Un combat violent parut se livrer en lui. Il ouvrit la bouche pour parler et il n’en sortit qu’un sourd gémissement.
À son tour, Jehan le considéra. Et à son tour son visage exprima la pitié.
– Vous aussi vous êtes bien changé!… Toujours vos sombres visions, pauvre bougre! La misère ne vous suffit pas, il vous faut y joindre d’abominables mortifications. Il faut que vous vous fassiez le bourreau de votre corps!… Vous êtes jeune, pourtant, pas mal bâti, point sot et instruit… La vie pourrait être belle, pour vous comme pour tant d’autres qui ne vous valent point. Le travail sain, le calme du foyer, la douceur de la famille. Voilà ce que vous pourriez avoir, comme tout un chacun. Voilà ce à quoi vous renoncez, pour des chimères, des folies qui vous conduiront où?… Je n’ose le dire. Ah! misère de nous!…
Et glissant son bras sous celui de Ravaillac, avec un bon sourire, il ajouta:
– Tenez, je suis riche – je vous dis que je possède encore trois écus – venez, je vous veux régaler. Un bon repas, une bonne bouteille, un estomac bien garni, en un mot, vous verrez qu’il n’y a rien de tel pour vous faire voir les choses d’un œil moins sombre. Venez.
Ravaillac, sans mot dire, le regarda avec un inexprimable attendrissement. Une larme pointa à ses paupières, glissa lentement sur sa joue maigre, alla se perdre dans sa barbe rousse et broussailleuse. Brusquement, il saisit la main de Jehan et la porta à ses lèvres.
– Que faites-vous là! s’exclama celui-ci étonné et gêné. Qui suis-je donc pour que vous me rendiez un tel hommage?
– Vous êtes la bonté même, dit Ravaillac d’une voix émue, vous oubliez vos peines et vos tourments pour réconforter un malheureux qui ne vous est rien… Si vous saviez, pourtant!
Jehan laissa peser sur lui un énigmatique regard.
– Bon! fit-il, j’en sais plus long que vous ne pensez.
Et comme Ravaillac tressaillit et levait sur lui des yeux anxieux, il se hâta d’ajouter, avec une gaieté affectée:
– Je sais notamment qu’il va être cinq heures, que j’ai oublié de déjeuner et que j’enrage de faim, j’étrangle de soif… Eh! pardieu! j’y suis!… C’est la faiblesse qui me mettait ainsi du noir à l’âme!… Venez donc, morbleu! vous verrez que nous ne serons plus les mêmes quand nous aurons la panse garnie.
Ravaillac eut une dernière hésitation. Du moins, Jehan crut qu’il hésitait à le suivre. En réalité, Ravaillac se disait ceci:
– Suis-je donc sans cœur et sans entrailles?… Quoi! tant de bonté ne m’émeut pas?… Pourquoi?… Le démon de la jalousie, toujours! Parce qu’il est aimé… et que je ne le suis pas!… Il a pitié de moi, lui!… Et moi, je n’aurais pas pitié de sa jeunesse… je le laisserais sombrer dans le désespoir!… Est-ce possible?… Eh bien, non!… Je ne suis pas un homme, moi! Je suis et je veux rester le justicier. Je dois m’élever au-dessus des faiblesses humaines. Si je ne parle pas, je deviens indigne de la mission qui m’est dévolue… Je parlerai, il le faut… je dois me purifier par le sacrifice.
Sa résolution prise, le calme rentra dans son âme, ses traits prirent une expression de sérénité qui le transfigurait et docilement, il suivit son guide.
Ils entrèrent dans une guinguette et se mirent sous une tonnelle. Sous la tonnelle d’en face, les hommes de Concini vinrent s’attabler. Ils ne pouvaient pas entendre, mais ils voyaient leur homme. Cela leur suffisait, paraît-il.
Jehan jeta un écu sur la table et, à l’hôte accouru, il commanda:
– À boire et à manger, jusqu’à concurrence de l’écu que voici. Et se tournant vers Ravaillac, avec une grande douceur:
– Il me reste encore deux écus. Partageons en frères.
Ravaillac, à ce dernier mot, tressaillit encore une fois. Et il jeta sur le jeune homme qui lui glissait son écu dans la main un regard où il y avait tout à la fois: de l’affection fraternelle, de la reconnaissance et du désespoir.
Les premiers moments furent silencieux. Ils avaient faim tous les deux. Jehan n’avait pas menti: il avait oublié de déjeuner. Quant à Ravaillac, le pauvre hère jeûnait plus souvent qu’à son tour. Quand leur appétit fut apaisé, ce fut Ravaillac qui reprit l’entretien.
– Pour que vous ayez songé au suicide, il faut que vous soyez malheureux au-delà du possible. Un homme de votre trempe ne se laisse aller à de telles idées que lorsque la mesure est comble à déverser.
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