— Effectivement.
— Eh bien, Bestia, disons que, pour une fois, la chance nous a placés du même côté. Si je te défends, je pourrai décrire l’incident en détail, et cela me donnera la possibilité de préparer la défense de Sestius, qui sera jugé par le même tribunal. Qui sont tes autres avocats ?
— Herennius Balbus pour commencer, et ensuite mon fils qui est ici.
— Parfait. Donc, avec ton accord, je parlerai en troisième et donnerai la conclusion, ce que je préfère. Je vais t’organiser quelque chose de bien, ne t’en fais pas. Tout cela devrait être réglé en un jour ou deux.
À cet instant, Bestia avait abandonné son attitude profondément soupçonneuse et montrait qu’il croyait à peine à sa chance de pouvoir être défendu par l’un des plus grands avocats de Rome. De fait, lorsque, deux jours plus tard, Cicéron pénétra dans le tribunal, son apparition souleva des exclamations de surprise. Rufus, en particulier, fut abasourdi. Le fait même que Cicéron, entre tous — celui-là même que Bestia avait autrefois cherché à assassiner —, vienne le soutenir lui assurait pratiquement l’acquittement. Et cela se vérifia. Cicéron prononça une plaidoirie éloquente, les jurés votèrent, et Bestia fut déclaré innocent.
Pendant que la cour se retirait, Rufus vint voir son ancien maître. Pour une fois, son charme habituel s’était évanoui. Il avait escompté une victoire facile, au lieu de quoi cette affaire mettrait un frein à sa carrière.
— Alors, fit-il avec amertume, j’espère que tu es content, bien qu’une telle victoire ne puisse t’apporter que du déshonneur.
— Mon cher Rufus, répliqua Cicéron, tu n’as donc rien appris ? Il n’y a pas plus d’honneur dans un combat juridique que dans une compétition de lutte.
— Ce que j’ai appris, Cicéron, c’est que tu m’en veux toujours, et que rien ne saurait t’arrêter quand il s’agit de te venger de tes ennemis.
— Oh, mon cher, mon pauvre garçon, je ne te considère pas comme mon ennemi. Tu n’es pas assez important. J’ai de plus gros poissons à ferrer.
La remarque énerva particulièrement Rufus, qui annonça :
— En tout cas, tu peux dire à ton client que s’il persiste à se porter candidat, je monterai une autre accusation contre lui dès demain… et, la prochaine fois que tu prendras sa défense, si tu l’oses, je t’avertis : je serai prêt à t’affronter !
Il tint parole : très peu de temps après, Bestia et son fils vinrent montrer à Cicéron la nouvelle assignation.
— Tu vas de nouveau me défendre, j’espère ? demanda Bestia, plein d’espoir.
— Oh non, ce serait très bête. On ne peut créer l’effet de surprise deux fois de suite. Non, je crains de ne pouvoir être encore ton avocat.
— Que faut-il faire, alors ?
— Eh bien, je peux te dire ce que je ferais si j’étais à ta place.
— Et ce serait ?
— Je lancerais une accusation contre lui.
— Pour quel motif ?
— Violence politique. Ces affaires ont la priorité sur celles de corruption. Tu aurais donc l’avantage de pouvoir le faire comparaître en premier, avant que lui ne te fasse passer en procès.
Bestia s’entretint avec son fils.
— Cette stratégie nous plaît bien, déclara-t-il. mais avons-nous de quoi le poursuivre en justice ? A-t-il réellement commis des violences politiques ?
— Évidemment, assura Cicéron. Tu n’es pas au courant ? Il est impliqué dans le meurtre de plusieurs de ces envoyés égyptiens. Renseigne-toi en ville, poursuivit-il. Tu trouveras plein de gens prêts à parler. Il y a quelqu’un en particulier que tu devrais absolument aller voir, même s’il va de soi que tu ne tiens pas son nom de moi — tu comprendras pourquoi à l’instant où je te le dirai. Tu devrais parler à Clodius, ou, mieux encore, à sa sœur. J’ai entendu dire que Rufus a été son amant, et que lorsqu’il a perdu de son ardeur, il a tenté de se débarrasser d’elle par le poison. Tu sais comment fonctionne cette famille : ils aiment à se venger. Tu devrais leur proposer de s’associer à tes poursuites. Avec les Claudii dans ton camp, tu seras imbattable. Mais souviens-toi bien : je ne t’ai strictement rien dit.
Je travaillais en étroite collaboration avec Cicéron depuis des années et j’étais habitué à ses ruses. Je ne le croyais plus capable de me surprendre. Je sus ce jour-là que je me trompais.
Bestia le remercia avec effusion, jura la discrétion et partit plein d’allant. Quelques jours plus tard, une annonce de poursuites fut affichée au Forum : Clodius et lui s’étaient alliés pour accuser Rufus à la fois d’agression sur les émissaires d’Alexandrie et de tentative de meurtre sur la personne de Clodia. La nouvelle fit sensation. Tout le monde ou presque estimait que Rufus serait jugé coupable et condamné à l’exil à vie, ce qui mettrait fin à la carrière du plus jeune sénateur de Rome.
Quand je lui montrai la liste des charges retenues contre Rufus, Cicéron lâcha :
— Oh ! là, là ! Pauvre Rufus. Il doit être très déprimé. Je crois que nous devrions lui rendre une petite visite pour lui remonter le moral.
Nous nous mîmes donc en quête de la maison que louait à présent le jeune homme. Cicéron, qui, à cinquante ans, commençait à avoir les articulations un peu raides les froids matins d’hiver, prit une litière tandis que je marchais à ses côtés. Il s’avéra que Rufus logeait au deuxième étage d’un immeuble dans la partie la moins recommandable de l’Esquilin, non loin de la porte où officient les entrepreneurs de pompes funèbres. L’endroit était sombre, même à midi, et Cicéron dut demander aux esclaves d’allumer des bougies. Dans la lumière ténue, nous découvrîmes leur maître plongé dans un sommeil alcoolisé, recroquevillé sur un divan sous un monceau de couvertures. Il grogna, se retourna et supplia qu’on le laisse tranquille. Mais Cicéron arracha ses couvertures et lui dit de se lever.
— À quoi bon ? Je suis un homme fini.
— Tu n’es pas fini du tout. Au contraire. Nous avons amené cette femme exactement où nous le voulions.
— Nous ? répéta Rufus en dévisageant Cicéron de ses yeux injectés de sang. Quand tu dis « nous », cela implique-t-il que tu es de mon côté ?
— Pas seulement de ton côté, mon cher Rufus. Je vais être ton avocat !
— Attends, dit Rufus, qui porta la main à son front comme pour vérifier qu’il était encore intact. Attends un peu… Aurais-tu organisé tout ça ?
— Considère que tu as reçu un cours d’éducation politique. Et mettons-nous d’accord pour effacer tout contentieux entre nous afin de nous concentrer sur la défaite de notre ennemie commune.
Rufus commença par jurer. Cicéron l’écouta un instant puis l’interrompit.
— Allons, Rufus. C’est un bon marché pour nous deux. Tu pourras te débarrasser une fois pour toutes de cette harpie, et moi, je pourrai laver l’honneur de ma femme.
Cicéron tendit la main. Rufus commença par se dérober. Il fit la moue, secoua la tête et marmonna. Puis il dut se rendre compte qu’il n’avait pas le choix. Quoi qu’il en soit, il finit par tendre lui aussi la main, et Cicéron la serra chaleureusement, refermant ainsi le piège qu’il avait posé pour Clodia.
Le procès devait avoir lieu début avril, c’est-à-dire qu’il coïnciderait avec l’ouverture des fêtes de la Magna Mater et sa célèbre parade de prêtres castrés. Nul ne doutait cependant de ce que serait la plus grande attraction, surtout lorsque le nom de Cicéron apparaissait au nombre des avocats qui défendraient Rufus. Les autres noms étaient Rufus lui-même, et Crassus, auprès de qui Rufus avait également suivi un enseignement lorsqu’il était jeune. Je suis certain que Crassus aurait préféré ne pas avoir à rendre ce service à son ancien protégé, surtout avec la présence de Cicéron près de lui sur le banc, mais les règles du patronage l’empêchaient de se dérober. En face, il y avait une fois encore le jeune Atratinus, Herennius Balbus — que la duplicité de Cicéron avait rendus furieux, pour autant que ce dernier s’en souciât le moins du monde —, et Clodius, qui représentait les intérêts de sa sœur. Nul doute que lui aussi aurait préféré assister aux festivités de la Magna Mater, qu’il était censé surveiller en tant qu’édile, mais il aurait difficilement pu se soustraire au procès alors qu’il s’agissait de l’honneur de sa famille.
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