Il relit cette lettre comptable. C'est comme l'article d'un traité de paix. La bataille a eu lieu. On fixe les contributions. Mais ici, c'est le vainqueur qui paie celles du vaincu.
C'est le prix de ma liberté et de ma quiétude. J'ai fait ce que je dois. Pour elle, pour moi .
Il s'assied à sa table de travail. Les bulletins de police que Fouché lui communique répètent inlassablement le même refrain. Celui que chantent les gens qui appartiennent au « parti de ceux qui ont voté la mort du roi ». Il les connaît. Fouché, Cambacérès, et derrière eux tous ceux qui sont sortis des rangs de la Révolution, Murat et bien des maréchaux.
Ils ont été régicides. Ils ont vu rouler la tête de Louis XVI dans le panier. Ils ne veulent pas que j'épouse une Autrichienne, nièce de Marie-Antoinette, qui ferait de moi le neveu par alliance de Louis Capet !
Louis XVI, mon oncle !
Il lit le bulletin de police. « Tandis que toutes les coteries s'agitent dans des questions politiques et dans des intrigues, la population de Paris ne s'occupe guère que de l'augmentation des denrées : elle conserve cependant de fortes préventions contre une princesse autrichienne. »
Ai-je le choix ?
Le tsar, selon Caulaincourt, se dérobe. Alors que Metternich à Vienne et l'ambassadeur Schwarzenberg à Paris parlent clair .
Puis-je attendre le bon vouloir du tsar ? Et d'ailleurs, quelle confiance peut-on avoir en une cour où un fils fait étrangler son père et où un changement de souverain fait un renversement d'alliance, alors qu'à Vienne les empereurs passent mais la politique du cabinet demeure ?
Il hésite. C'est comme au moment d'une bataille, quand il faut choisir de lancer les escadrons sur l'aile gauche ou sur l'aile droite.
Le lundi 29 janvier, Napoléon décide de réunir aux Tuileries un grand Conseil privé.
Il prend place sur l'estrade, face à cette assemblée chamarrée. Il voit à sa gauche les présidents du Sénat et du Corps législatif, les ministres, son oncle le cardinal Fesch, archevêque de Paris, les grands officiers de l'Empire, et, à sa droite, les rois et les reines. Murat est au premier rang, assis à côté d'Eugène. Fouché s'est placé loin de Talleyrand le Blafard.
Avant même qu'ils ne parlent, je devine leurs opinions .
- Je puis, commence Napoléon, épouser une princesse de Russie, d'Autriche, de Saxe, de l'une des Maisons souveraines d'Allemagne, ou bien une Française.
Ils sont tous figés, leurs visages tendus vers moi .
- Il ne tient qu'à moi de désigner celle qui passera la première sous l'Arc de triomphe pour entrer à Paris, ajoute-t-il.
Il tend la main. Que chacun s'exprime.
C'est donc Lebrun qui ose parler le premier. Mais l'archi-trésorier a choisi la prudence. Il est partisan d'une princesse saxonne. Murat, furibond, emporté, dit ce que l'Empereur attend qu'il dise : l'Autrichienne rappellera le souvenir de Marie-Antoinette, la nation la détestait, un rapprochement avec l'Ancien Régime éloignerait les cœurs attachés à l'Empire sans conquérir ceux des nobles du faubourg Saint-Germain. Il faut épouser une princesse russe, conclut Murat.
Murat a parlé fort. Eugène est favorable à l'Autrichienne. Et voici Talleyrand le vénal, le Blafard, qui de sa voix calme approuve Eugène. « Pour absoudre la France aux yeux de l'Europe et à ses propres yeux d'un crime qui n'était pas le sien et qui n'appartient qu'à une faction », dit-il, il faut épouser une Habsbourg. Et Fontanes, le grand maître de l'Université, de surenchérir : « L'alliance de Votre Majesté avec une fille de la Maison d'Autriche sera un acte expiatoire de la part de la France. »
Qu'ils parlent. Qu'ils imaginent que la France va expier, si cela me permet enfin de faire accepter mon Empire, ma dynastie, ma noblesse impériale, par ceux qui continuent d'influencer une part de l'Europe .
« J'ai la mission de gouverner l'Occident », je l'ai écrit à ce pape qui est « dominé par l'orgueil et le faste du monde », et si pour accomplir mon destin je dois épouser une Autrichienne, devenir le neveu de Louis XVI, pourquoi pas ?
Une Habsbourg dans mon lit, une descendante de Charles Quint et de Louis XIV, quel meilleur ventre pour mon fils ? Quelle assurance pour l'avenir ! Et je sais, moi, que rien ne me changera. Je ne serai jamais Louis XVI .
Napoléon se penche, chuchote à Cambacérès, assis près de lui en qualité d'archichancelier :
- On est donc bien joyeux de mon mariage ? J'entends, c'est qu'on suppose que le lion s'endormira ? Eh bien ! l'on se trompe.
Il hoche la tête.
Le sommeil, reprend-il, lui serait aussi doux peut-être qu'à tout autre ! Mais ne voyez-vous pas qu'avec l'air d'attaquer sans cesse je ne suis pourtant occupé qu'à me défendre ?
Il aperçoit tout à coup Fouché qui s'esquive sans avoir pris la parole. Prudent et habile Fouché, partisan comme tous les régicides du mariage russe. Mais préférant rester silencieux. Il devrait savoir pourtant qu'il ne reste que l'Autrichienne.
Il faut, conclut Napoléon, qu'Eugène se rende auprès du prince Charles de Schwarzenberg et obtienne de lui une réponse immédiate concernant cette jeune archiduchesse de dix-huit ans, Marie-Louise.
Pour la première fois, Napoléon s'interroge : belle ?
On ne lui a parlé que de son âge et de son éducation. Il veut savoir, maintenant.
La séance du Conseil privé s'achève. Il entend Lacuée, le ministre de l'Administration de la guerre, lancer à haute voix :
- L'Autriche n'est plus une grande puissance.
Napoléon se lève.
- On voit bien, monsieur, que vous n'étiez pas à Wagram, dit-il avec mépris.
Que savent-ils de la réalité du monde ? Du jeu qu'il me faut jouer ? Le tsar me fait patienter parce qu'il n'ose ouvertement me refuser sa sœur. Je choisis Marie-Louise, mais je ne veux pas rompre avec Alexandre I er. Encore faut-il que je sois sûr de la réponse autrichienne. Schwarzenberg dispose-t-il des pouvoirs pour engager Vienne sans consulter son empereur et Metternich ?
Eugène, le mardi 6 février, revient de l'ambassade d'Autriche.
Napoléon le dévisage. Eugène ne laisse rien paraître de la réponse de Schwarzenberg. Napoléon interrompt son long récit de l'entrevue avec l'ambassadeur. Oui ou non ? demande-t-il.
Oui, dit Eugène.
C'est donc fait. Napoléon gesticule. Il éclate de rire. Il va et vient à grands pas dans son cabinet de travail. Il serre les poings.
Je les tiens tous. Ils m'ont livré leur archiduchesse. Elle est à moi .
Il convoque Berthier et Champagny. Le contrat de mariage doit être immédiatement établi. Il faut que tout soit fait en quelques jours. On signera un contrat ici, à Paris, et un autre à Vienne, où sera célébré un mariage par procuration. Berthier représentera l'Empereur.
Je veux qu'elle soit ici avant la fin du mois de mars afin que le mariage soit célébré dans les premiers jours d'avril.
Il se tourne vers Champagny.
- Vous viendrez demain à mon lever. Portez-moi le contrat de Louis XVI et l'historique.
Il est dans la continuité des règnes, de Clovis au Comité de salut public. Il est le neveu de Louis XVI.
- Écrivez ce soir au prince Schwarzenberg pour lui donner rendez-vous demain à midi.
Il retient Champagny au moment où celui-ci s'apprête à s'éloigner. Il faut, maintenant que l'on est sûr de tenir le mariage autrichien, se dégager d'Alexandre I er.
Napoléon prise, jubile. Belle manœuvre en deux temps, comme un piège tendu sur le champ de bataille. On va paraître se rendre d'abord aux arguments avancés par le tsar. Sa sœur Anne est trop jeune, a-t-il dit ? Donnons-lui raison.
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