Napoléon jette la lettre.
Des Bourbons !
Le fils dénonce l'amant de sa mère, le père protège cet amant et accuse le fils de vouloir assassiner sa mère. Il le fait arrêter.
Des Bourbons : une race qui s'éteint.
Je suis né de la chute des Bourbons. Ils ont voulu m'assassiner et j'ai fait exécuter le duc d'Enghien. J'ai chassé les Bourbons de Naples .
J'ai fait expulser de Russie, par le tsar, le Bourbon qui se prétend Louis XVIII et qui a voulu m'acheter, moi .
Moi qui pourrais, détrônant les Bourbons d'Espagne, achever de constituer un Empire à la mesure de celui de Charlemagne .
Il a imaginé. Ce n'est qu'une vision. Le temps n'est pas encore venu. Pour l'heure, c'est du Portugal qu'il s'agit.
Il s'assied pour se calmer. Les rêves sont comme le vin. Ils réchauffent. L'ennui s'efface.
Il dicte une lettre pour Junot, qui marche vers Lisbonne.
« Il n'y a pas un moment à perdre, afin de prévenir les Anglais... J'espère qu'au 1 er décembre mes troupes seront à Lisbonne. »
Voilà pour aujourd'hui. Mais comment oublier les rêves ?
Napoléon revient vers le secrétaire, lui dicte une dernière phrase.
« Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il ne faut mettre au pouvoir des Espagnols aucune place. »
Et pourtant les Espagnols sont encore des alliés avec qui Champagny a reçu l'ordre de signer une convention secrète afin d'organiser le partage du Portugal entre Madrid et Paris.
« Aucune place, répète Napoléon, surtout du pays qui doit rester entre mes mains. »
Il entre dans la grande galerie du château de Fontainebleau, où il reçoit les ambassadeurs des différentes puissances.
Il s'arrête devant M. de Metternich, dit quelques mots au diplomate autrichien d'une voix indifférente.
Dans un salon aussi, il faut agir en stratège.
Il se dirige vers l'ambassadeur du Portugal et lui lance violemment, comme une attaque par surprise :
- Si le Portugal ne fait pas ce que je veux, la maison de Bragance ne régnera plus en Europe dans deux mois.
Puis, à la cantonade, telle une salve d'artillerie, il dit :
- Je ne souffrirai pas qu'il y ait un envoyé anglais en Europe... J'ai trois cent mille Russes à ma disposition et, avec ce puissant allié, je puis tout.
Il passe devant les ambassadeurs, comme un général qui inspecte les officiers ennemis qu'il a capturés.
- Les Anglais déclarent qu'ils ne veulent plus respecter les neutres sur mer, reprend-il, je n'en reconnaîtrai plus sur terre !
Il s'éloigne.
- J'ai plus de huit cent mille hommes sur pied, dit-il avant de quitter la galerie.
Il va chasser.
Il va rêver.
13.
Napoléon fait signe à Fouché de s'asseoir, mais le ministre de la Police générale demeure debout. Napoléon l'observe. Fouché tient un portefeuille à la main.
Il a le visage encore plus fermé qu'à l'habitude. Les rides autour de la bouche creusent les joues. Les pommettes sont saillantes, les lèvres si minces qu'elles disparaissent. Visage pierreux, pense Napoléon.
Que veut Fouché ? Il n'est pas homme à solliciter une audience pour des raisons futiles, à venir de Paris à Fontainebleau pour faire sa cour .
- Monsieur le duc d'Otrante..., commence Napoléon.
Fouché incline la tête. Peut-être veut-il parler de l'expédition au Portugal, des affaires d'Espagne qui se compliquent.
Une nouvelle lettre du roi Charles IV est arrivée. Ferdinand, prince des Asturies, a reconnu ses torts, s'est humilié.
- Indigne ! s'exclame Napoléon.
Il a décidé de faire entrer en Espagne une nouvelle armée de vingt-cinq mille hommes, sous les ordres du général Dupont, afin de soutenir les troupes de Junot. Elles avancent sur la route de Lisbonne, gravissent sous les averses et dans le vent froid les massifs rocailleux de la montagne ibérique.
Que pense le duc d'Otrante de ces Bourbons, lui qui fut régicide ?
Fouché se tait, toujours debout, les paupières si lourdes qu'on n'aperçoit pas ses yeux.
Ce silence est irritant. Napoléon se détourne de Fouché.
- Talleyrand, dit-il, m'assure qu'il suffit de quelques dizaines de milliers d'hommes pour en finir avec les Bourbons d'Espagne.
- Ne vous méprenez pas sur les dispositions des peuples de la péninsule, Sire.
Napoléon fixe Fouché. Le visage n'a toujours aucune expression. Les yeux sont restés mi-clos.
- Prenez garde, poursuit Fouché. L'Espagnol n'est pas flegmatique comme l'Allemand ; il tient à ses mœurs, à son gouvernement, à ses vieilles habitudes. Encore une fois, prenez garde de transformer un royaume tributaire en une nouvelle Vendée.
- Monsieur le duc d'Otrante...
Napoléon commence à arpenter le salon.
- Que dites-vous ? poursuit-il. Tout ce qui est raisonnable en Espagne méprise le gouvernement ; quant à ce ramas de canailles dont vous me parlez, qui est encore sous l'influence des moines et des prêtres, une volée de coups de canon le dispersera. Vous avez vu cette Prusse militaire...
Il s'arrête devant Fouché.
- Cet héritage du Grand Frédéric est tombé devant nos armées comme une vieille massue. Eh bien, si je le veux, vous verrez l'Espagne tomber dans ma main sans s'en douter et s'en applaudir ensuite.
Fouché reste impassible.
Napoléon va vers la fenêtre. Le vent fait trembler les couleurs rousses de l'automne sur les grands arbres de la forêt.
Napoléon revient lentement vers Fouché. Il n'a rien décidé encore. Il a simplement demandé à son chambellan, M. de Tournon, de se rendre à Madrid afin d'apporter une réponse à Charles IV et de se renseigner sur l'état du pays, de son armée, des postes qu'elle occupe, et aussi de bien examiner l'opinion du pays.
Monsieur le duc d'Otrante est-il satisfait ?
Fouché, lentement, lève le bras, montre son portefeuille qu'il tient à la main. Il veut lire un mémoire à Sa Majesté, dit-il. C'est l'objet de sa visite.
- Lire ?
Napoléon s'assoit et fait un signe.
Fouché commence à lire de sa voix métallique.
Napoléon écoute Fouché qui dit, sans lever les yeux, qu'il est nécessaire pour le bien de l'Empire de dissoudre le mariage de l'Empereur, de former immédiatement un nouveau nœud plus assorti et plus doux, et de donner un héritier au trône sur lequel la providence a fait monter l'Empereur.
Fouché se tait enfin, referme le portefeuille.
Que répondre ?
Les mots manquent. Fouché a toujours la pensée acérée. Il devine et pressent.
Dans mon esprit le divorce est arrêté. C'est, comme Fouché l'a dit, une nécessité politique. Mais comment rompre avec Joséphine sans la détruire ou l'humilier ?
Comment me séparer d'elle, qui m'a vu gravir toutes les marches de la destinée ? Comment ne pas craindre que ma rupture avec elle ne soit la chute de ma bonne étoile ?
À moins qu'elle ne consente au divorce, qu'elle ne soit à ce point protégée dans cette tourmente qu'elle s'y résolve elle-même, - mieux, qu'elle ne la suggère .
Que sa compréhension désarme le destin et me protège de sa vengeance .
Napoléon congédie Fouché.
Il a besoin d'être seul.
Ce divorce, il y pense sans cesse. Quand il regarde Joséphine, triste le plus souvent, comme accablée depuis la mort de son petit-fils, Napoléon-Charles.
Autour d'elle, Caroline et Pauline, et sa mère aussi, sont des rapaces qui guettent le moment où viendra enfin la répudiation. D'ailleurs, on se détourne déjà de Joséphine, on préfère le salon que tient Caroline Murat à l'Élysée, et où complotent Fouché, Talleyrand, qui veulent tous le divorce.
Mais Napoléon n'avait pas imaginé que Fouché eût pu avoir une telle audace.
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