« Il se peut qu'une de ces belles nuits je tombe à Saint-Cloud comme un jaloux, je t'en préviens.
« Adieu, mon amie, j'aurai grand plaisir à te revoir.
« Tout à toi.
« Napoléon »
Il ne veut plus s'arrêter que le temps nécessaire à l'échange des chevaux.
Il traverse Leipzig, Weimar et Francfort.
À Bar-le-Duc, cette silhouette-là, cet homme qui s'avance et qui semble sortir d'un autre monde, oui, cet homme qui l'appelle Sire, qui donne son nom, « de Longeaux », c'était l'un de ses condisciples à l'école militaire de Brienne.
Napoléon se souvient. Il y a vingt-cinq ans.
Il écoute quelques minutes les propos de De Longeaux, puis lui accorde une pension et repart aussitôt pour Épernay.
À 7 heures, le lundi 27 juillet 1807, il arrive à Saint-Cloud.
Troisième partie
Il faut que les destinées s'accomplissent
28 juillet 1807 - décembre 1807
11.
- Je veux, dit Napoléon.
Il regarde fixement sa sœur Caroline qui, debout, raide, le défie. Elle ne nie pas. Il a hurlé. Elle s'est tue. Comment pourrait-elle réfuter ce qu'elle a délibérément affiché à l'Opéra, aux Tuileries, dans les rues et les salons de Paris, cette liaison avec le général Junot, gouverneur militaire de la capitale ? Et pendant ce temps-là son époux, Murat, chargeait à la tête de la cavalerie, à Heilsberg, à Friedland. Et, maintenant, Murat veut se battre en duel avec Junot !
Ridicule. Ce duel n'aura pas lieu.
Napoléon fait quelques pas. Il serre le pommeau de son épée. Il sent sous ses doigts les arêtes du Régent, cet énorme diamant qu'il a fait sertir sur sa lame impériale. Il a appris la liaison de Caroline et Junot le jour même de son arrivée à Paris. Elle doit cesser immédiatement.
- Je veux, répète-t-il.
Depuis sa première audience, hier, mardi 28 juillet à 8 heures, ici, au château de Saint-Cloud, il a prononcé presque à chaque instant ces deux mots. Il veut, et il n'est plus question que l'on discute ses ordres.
Il a décidé, déjà, de supprimer le tribunat. À quoi sert cette assemblée de bavards qui discutent de projets de loi ?
Il a décidé de changer de ministres. Il veut en finir avec Talleyrand. Il l'a observé, à Tilsit, se conduisant non comme un ministre des Relations extérieures aux ordres de son Empereur, mais comme un prince ayant sa cour, gardant ses distances, le regard ironique. Mais il y a plus grave. Ce ministre est à vendre, toujours.
- C'est un homme à talents, dit Napoléon à Cambacérès en lui annonçant le changement de ministère. Mais on ne peut rien faire avec lui qu'en le payant. Les rois de Bavière et de Wurtemberg m'ont fait tant de plaintes sur sa rapacité que je lui retire son portefeuille.
Il sera vice-Grand Électeur, avec 495 000 francs par an ! Et Champagny le remplacera. Berthier est fait vice-connétable, et Clarke devient ministre de la Guerre.
Je veux .
Il faut tenir les ministres en main. Ce ne sont que des exécutants.
Mais il faut par cet exemple qu'on sache que tout le monde doit se soumettre. Durant ces dix mois d'absence impériale, on a pris de mauvaises habitudes. On a même espéré ici et là voir mourir l'Empereur ! Il en est sûr.
Napoléon regarde Caroline. Il la devine, cette ambitieuse. Il ne lui suffit pas d'être la grande-duchesse de Berg. Si elle s'est emparée du cœur de ce brave Junot, c'est sans doute qu'elle espérait, dans l'hypothèse où Napoléon disparaîtrait, pouvoir compter sur cet amant passionné pour pousser Murat à la tête de l'Empire.
Il y a aussi d'autres petits complots qui se trament dans les salons du faubourg Saint-Germain, ceux de l'ancienne noblesse.
- On s'appelle encore duc, marquis, baron, on a repris ses armes et ses livrées, dit Napoléon à Cambacérès. Il était facile de prévoir que, si l'on ne remplaçait pas ces habitudes anciennes par des institutions nouvelles, elles ne tarderaient pas à renaître.
Il entraîne Cambacérès dans les galeries du château en le prenant par le bras.
- Je veux créer une noblesse d'Empire, l'exécution de ce système est le seul moyen de déraciner entièrement l'ancienne noblesse.
Maintenant il est seul dans ce grand salon du château de Saint-Cloud où la chaleur de ce mercredi 29 juillet 1807 est déjà accablante. L'été est radieux.
Napoléon va et vient à pas lents dans ce château qu'il aime, où il retrouve ses habitudes, l'odeur de la forêt voisine.
Il se regarde dans les miroirs qui décorent les galeries. Il a grossi durant ces dix mois en campagne, loin de France. Son visage est rond. Il a encore perdu des cheveux. Il ressemble à un empereur romain.
Il prend une prise.
L'on joue à Paris, en son honneur, Le Retour de Trajan . Flagorneries, il le sait. On l'y acclame. Les rues sont illuminées.
Il a voulu parcourir les quartiers de la capitale. Il est descendu de voiture au Palais-Royal, il a marché là où autrefois il était enivré par le parfum des femmes.
On le reconnaît. On crie : « Vive l'Empereur ! » Il est pensif tout à coup.
Il n'a pas voulu, malgré les pleurnicheries de Joséphine, retrouver le lit conjugal, la chambre commune abandonnée depuis plusieurs années déjà.
Dès la deuxième nuit, il s'est rendu chez Éléonore Denuelle. Elle est toujours désirable et coquette, mais avec une sorte d'insolence et d'autorité déplaisantes.
Elle a écarté le voile de gaze qui cache le berceau et il a vu l'enfant, le comte Léon, un bébé d'un peu plus de six mois, qui dort.
L'émotion, tout à coup, a envahi Napoléon. Ce fils est le sien, à n'en pas douter. Il le voit, il le sent. Il touche sa tête ronde.
Il se souvient de Napoléon-Charles, de la joie qu'il éprouvait à jouer avec le fils d'Hortense et de Louis sur la terrasse de Saint-Cloud, de cette même sensation de ressemblance qu'il éprouve aujourd'hui.
Il avait souvent dit : « Je me reconnais dans cet enfant... Celui-là sera digne de me succéder, il pourra me surpasser encore. »
La mort a pris Napoléon-Charles. Le destin a imposé sa loi. Le comte Léon ne sera pas mon héritier. Mais si je n'ai pas de fils, à quoi servent toutes ces pierres que j'entasse pour un palais impérial qui sera sans héritier ?
Même ma sœur Caroline anticipe ma mort .
Et ces rues illuminées, ces acclamations, ces courbettes et ces flatteries, et même ce cours de la rente qui flambe, jamais aussi haut depuis le début du règne, 93 francs - que deviendraient-ils à l'annonce de la mort de l'Empereur ?
Il se sent seul dans ce déluge d'hommages qui jaillissent de toutes parts. Il n'est grisé ni par les lampions qui illuminent Paris, le 15 août, pour célébrer la Saint-Napoléon, ses trente-huit ans, ni par les compliments des courtisans.
Il sort dans la nuit d'été, en compagnie du seul Duroc. Il veut se mêler au peuple des promeneurs qui, ce 15 août, jour de fête, se pressent dans les jardins des Tuileries. Personne ne le remarque, mais on acclame son nom, il voit ce peuple désintéressé qui applaudit à ses victoires.
Ce peuple le rassure. Il rit quand Duroc lui rapporte ce mot de Fouché sur le nouveau titre de Talleyrand, vice-Grand Électeur. « Il n'y avait que ce vice-là qui lui manquât, dans le nombre cela ne paraîtra pas », a dit le ministre de la Police générale.
Un univers sépare de ce peuple les Fouché et les Talleyrand !
Il pense à ce qu'il dira le lendemain au Corps législatif. « Dans tout ce que j'ai fait, j'ai eu uniquement en vue le bonheur de mes peuples, plus cher à mes yeux que ma propre gloire... Français, votre conduite dans ces derniers temps a augmenté mon estime et l'opinion que j'avais de votre caractère. Je me suis senti fier d'être le premier parmi vous. »
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