C'est Fouché qui doit répandre dans Paris ces rumeurs que rapportent les espions de police. Le divorce est décidé, répète-t-on dans les salons. Napoléon hésite, observe Joséphine tout au long de ces soirées où elle préside les dîners ou son cercle. Elle est émouvante dans ce désespoir qu'elle n'arrive pas à masquer. Elle lui jette parfois des regards de noyée.
Il détourne la tête, quitte le salon, s'enferme.
Que peut-il ? Adopter le comte Léon ? Il a revu l'enfant d'Éléonore Denuelle, vigoureux et éveillé. Il l'a pris dans ses bras. Il a été ému, irrité par le bavardage prétentieux d'Éléonore. Il veut bien cet enfant mais il ne veut pas de cette mère-là. Il ne peut pas. Il est l'Empereur. Il lui faut une mère et un fils qui soient à la hauteur de sa dynastie. Aurait-il donc mieux marié ses frères qu'il ne l'est, lui ?
Il se rebelle.
Il chasse pour que le vent de la course dans la forêt balaie cette obsession qui l'habite.
Lorsqu'il rentre au château, Joséphine est là qui l'attend, tassée, les yeux remplis de larmes. Fouché lui a parlé dans l'embrasure d'une fenêtre, au moment où elle revenait de la messe. Il l'a invitée - oh, après mille détours - à accomplir, a-t-il dit, le « plus sublime et en même temps le plus inévitable des sacrifices ». Ce sont les mots qu'il a employés. A-t-il parlé sur l'ordre de l'Empereur ? demande-t-elle. Napoléon veut-il la répudier ?
Il la regarde longuement. Il se souvient de ce qu'elle a été pour lui. Il la prend dans ses bras.
Fouché a agi de sa propre initiative, murmure-t-il.
Qu'il le chasse, alors, dit-elle en se serrant contre lui.
Il s'écarte. Fouché a agi pour des raisons politiques, explique-t-il sans la regarder. Comprendra-t-elle qu'en disant cela, qu'en refusant de renvoyer Fouché, il dévoile ses pensées ? Mais il ne peut pas, il ne veut pas encore se séparer d'elle.
Il revient vers elle, la rassure.
Il choisira seul le moment. Il décidera seul.
Le jeudi 5 novembre 1807, quand il rentre à son cabinet de travail après cette nuit passée avec Joséphine, il écrit, faisant de nombreuses taches sur la feuille, tant il trace vite les mots :
« Monsieur Fouché, depuis quinze jours, il me revient de votre part des folies ; il est temps que vous y mettiez un terme et que vous cessiez de vous mêler directement ou indirectement d'une chose qui ne saurait vous regarder, d'aucune manière ; telle est ma volonté.
« Napoléon »
Il a fermé dans sa tête ce tiroir du divorce. Pour l'instant. Il s'étonne même d'y avoir consacré tant de temps. Il n'en veut pas à Fouché. Peut-être cela prépare-t-il l'avenir.
Il se lève, ce vendredi 6 novembre 1807, avec le sentiment qu'il est plus léger. Les grandes choses qu'il doit accomplir n'attendent pas. Il interpelle le ministre de l'Intérieur, Crétet. Où en sont les grands travaux ? Qu'a-t-on entrepris pour faire disparaître la mendicité ?
- J'ai fait consister la gloire de mon règne à changer la face du territoire de mon Empire, dit-il.
Il examine les projets. Ouvrons « soixante ou cent maisons pour l'extirpation de la mendicité », dit-il. Au travail, de l'énergie ! « Faites courir tout cela et ne vous endormez pas dans le travail ordinaire des bureaux ! »
Ce ministre comprendra-t-il ? Il lui lance :
- Il ne faut point passer sur cette terre sans y laisser des traces qui recommandent notre mémoire à la postérité.
Il appelle Constant.
Il veut arborer, aujourd'hui, tout le jour, le grand cordon de Saint-André, la décoration que le tsar lui a remise. Les hommes sont sensibles à ces détails futiles. Et il reçoit le nouvel ambassadeur de Russie, le comte Tolstoï.
Il va au-devant du comte Tolstoï dans la grande galerie du château de Fontainebleau. Il faut sourire, séduire. Cette alliance avec la Russie est nécessaire. Mais cet homme au teint pâle ne lui plaît pas. Le comte Tolstoï répond par monosyllabes. Il ne remercie pas pour la résidence qui lui a été offerte, un hôtel particulier meublé, me Cerutti, acheté à Murat. Il se dérobe aux questions.
Quel ambassadeur le tsar m'a-t-il envoyé ?
Quand il parle, c'est pour réclamer l'évacuation de la Prusse par les troupes françaises .
- Le Prussien vous jouera encore de mauvais tours, dit Napoléon.
Évacuer la Prusse ? Pourquoi pas ? poursuit-il.
Il prend Tolstoï par le bras. Il sent le comte Tolstoï se raidir.
- Mais on ne déplace pas une armée comme on prend une prise de tabac, ajoute Napoléon.
L'ambassadeur ne sourit pas, ne semble même pas avoir remarqué le cordon de Saint-André.
Napoléon s'écarte.
Cet homme paraît inquiet de chaque marque d'attention.
Sait-il ce qui s'est passé à Tilsit entre Alexandre et moi ?
Mais j'ai besoin de l'alliance russe. La réalité dicte toujours sa loi .
Il doit donc toute la journée entourer Tolstoï de prévenances, multiplier les signes de considération.
Le lendemain, il convoque le grand écuyer Caulaincourt.
- Il me faut à Pétersbourg, dit-il, un homme bien né, dont les formes, la représentation et la prévenance pour les femmes et la société plaisent à la cour. Savary a envie de rester à Pétersbourg, mais il ne convient pas là. Alexandre vous a conservé de la bienveillance...
Il s'approche de Caulaincourt. Il sait que le grand écuyer ne veut pas être ambassadeur en Russie.
- Vous êtes une mauvaise tête, Caulaincourt.
Il lui pince l'oreille.
- La paix générale est à Pétersbourg, il faut partir.
Que m'importe que Caulaincourt refuse à nouveau ce poste d'ambassadeur ?
- C'est la belle Mme de Canisy qui vous retient à Paris.
Il pince à nouveau l'oreille de Caulaincourt.
- Vos affaires, puisque vous voulez vous marier, s'arrangeront mieux de loin que de près.
C'est ainsi. On ne discute plus. On obéit. On écoute.
Napoléon se met à marcher, mains croisées dans le dos.
- Ce monsieur de Tolstoï, commence-t-il, a toutes les idées du faubourg Saint-Germain et toutes les préventions de la vieille cour de Pétersbourg avant Tilsit, dit-il. Il ne voit que l'ambition de la France et déplore, au fond, le changement du système politique de la Russie, et surtout son changement à l'égard de l'Angleterre.
Napoléon a un haussement d'épaules.
- Il peut être un très galant homme, mais sa bêtise me fait regretter Markov1. On pouvait causer avec lui, il entendait les affaires. Celui-ci s'effarouche de tout.
Mais que pèsent les préjugés et les réticences du comte Tolstoï ?
« Les peuples veulent des idées libérales, confie Napoléon à Jérôme, ce frère qu'il a installé sur le trône de Westphalie.
« Ils désirent l'égalité, poursuit-il. Voilà bien des années que je mène les affaires de l'Europe, et j'ai eu lieu de me convaincre que le bourdonnement des privilégiés était contraire à l'opinion générale. »
Il s'interrompt, sort de son cabinet de travail.
Cette phrase qu'il vient de dicter le trouble. Est-il sûr de cela ? Ne cherche-t-il pas, depuis qu'il a accédé au pouvoir, à se concilier les privilégiés de l'ancienne noblesse ? Ne veut-il pas constituer une dynastie alliée aux vieilles familles régnantes ?
Il rentre dans son cabinet, rejette la lettre qu'il destinait à Jérôme. Il se sent hésitant, déchiré.
Il ne le supporte pas.
Il va quitter le château de Fontainebleau, dit-il tout à coup, pour se rendre en Italie. Voilà deux ans, depuis le printemps 1805, qu'il n'a pas visité ce royaume, dont il porte la couronne de fer. Il est temps.
Il répond à peine à Joséphine qui veut être du voyage.
Il part aussi pour la fuir, pour ne plus voir ce visage dont la tristesse l'accuse.
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