Il avait renoncé à tout, sauf à dire qu'il n'y en avait que pour deux. Couché sur le côté, il brisa le cyanure en deux. Les gardes masquaient la lumière, qui les entourait d'une auréole trouble ; mais n'allaient-ils pas bouger ? Impossible de voir quoi que ce fût ; ce don de plus que sa vie, Katow le faisait à cette main chaude qui reposait sur lui, pas même à des corps, pas même à des voix. Elle se crispa comme un animal, se sépara de lui aussitôt. Il attendit, tout le corps tendu. Et soudain, il entendit l'une des deux voix :
- C'est perdu. Tombé.
Voix à peine altérée par l'angoisse, comme si une telle catastrophe n'eût pas été possible, comme si tout eût dû s'arranger. Pour Katow aussi, c'était impossible. Une colère sans limites montait en lui mais retombait, combattue par cette impossibilité. Et pourtant ! Avoir donné cela pour que cet idiot le perdît !
- Quand ? demanda-t-il.
- Avant mon corps. Pas pu tenir quand Souen l'a passé : je suis aussi blessé à la main.
- Il a fait tomber les deux, dit Souen.
Sans doute cherchaient-ils entre eux. Ils cherchèrent ensuite entre Katow et Souen, sur qui l'autre était probablement presque couché, car Katow, sans rien voir, sentait près de lui la masse de deux corps. Il cherchait lui aussi, s'efforçant de vaincre sa nervosité, de poser sa main à plat, de dix centimètres en dix centimètres, partout où il pouvait atteindre. Leurs mains frôlaient la sienne. Et tout à coup une des deux la prit, la serra, la conserva.
- Même si nous ne trouvons rien... dit une des voix.
Katow, lui aussi, serrait la main, à la limite des larmes, pris par cette pauvre fraternité sans visage, presque sans vraie voix (tous les chuchotements se ressemblent) qui lui était donnée dans cette obscurité contre le plus grand don qu'il eût jamais fait, et qui était peut-être fait en vain. Bien que Souen continuât à chercher, les deux mains restaient unies. L'étreinte devint soudain crispation :
- Voilà.
Ô résurrection !.. Mais :
- Tu es sûr que ce ne sont pas des cailloux ? demanda l'autre.
Il y avait beaucoup de morceaux de plâtre par terre.
- Donne ! dit Katow.
Du bout des doigts, il reconnut les formes.
Il les rendit - les rendit - serra plus fort la main qui cherchait à nouveau la sienne, et attendit, tremblant des épaules, claquant des dents. « Pourvu que le cyanure ne soit pas décomposé, malgré le papier d'argent », pensa-t-il. La main qu'il tenait tordit soudain la sienne, et, comme s'il eût communiqué par elle avec le corps perdu dans l'obscurité, il sentit que celui-ci se tendait. Il enviait cette suffocation convulsive. Presque en même temps, l'autre : un cri étranglé auquel nul ne prit garde. Puis, rien.
Katow se sentit abandonné. Il se retourna sur le ventre et attendit. Le tremblement de ses épaules ne cessait pas.
Au milieu de la nuit, l'officier revint. Dans un chahut d'armes heurtées, six soldats s'approchèrent des condamnés. Tous les prisonniers s'étaient réveillés. Le nouveau fanal, lui aussi, ne montrait que de longues formes confuses - des tombes dans la terre retournée, déjà - et quelques reflets sur des yeux. Katow était parvenu à se dresser. Celui qui commandait l'escorte prit le bras de Kyo, en sentit la raideur, saisit aussitôt Souen ; celui-là aussi était raide. Une rumeur se propageait, des premiers rangs des prisonniers aux derniers. Le chef d'escorte prit par le pied une jambe du premier, puis du second : elles retombèrent, raides. Il appela l'officier. Celui-ci fit les mêmes gestes. Parmi les prisonniers, la rumeur grossissait. L'officier regarda Katow :
- Morts ?
Pourquoi répondre ?
- Isolez les six prisonniers les plus proches !
- Inutile, répondit Katow : c'est moi qui leur ai donné le cyanure.
L'officier hésita :
- Et vous ? demanda-t-il enfin.
- Il n'y en avait que pour deux, répondit Katow avec une joie profonde.
« Je vais recevoir un coup de crosse dans la figure », pensa-t-il.
La rumeur des prisonniers était devenue presque une clameur.
- Marchons, dit seulement l'officier.
Katow n'oubliait pas qu'il avait été déjà condamné à mort, qu'il avait vu les mitrailleuses braquées sur lui, les avait entendu tirer... « Dès que je serai dehors, je vais essayer d'en étrangler un, et de laisser mes mains assez longtemps serrées pour qu'ils soient obligés de me tuer. Ils me brûleront, mais mort. » À l'instant même, un des soldats le prit à bras-le-corps, tandis qu'un autre ramenait ses mains derrière son dos et les attachait. « Les petits auront eu de la veine, pensa-t-il. Allons ! supposons que je sois mort dans un incendie. » Il commença à marcher. Le silence retomba, comme une trappe, malgré les gémissements. Comme naguère sur le mur blanc, le fanal projeta l'ombre maintenant très noire de Katow sur les grandes fenêtres nocturnes ; il marchait pesamment, d'une jambe sur l'autre, arrêté par ses blessures ; lorsque son balancement se rapprochait du fanal, la silhouette de sa tête se perdait au plafond. Toute l'obscurité de la salle était vivante, et le suivait du regard pas à pas. Le silence était devenu tel que le sol résonnait chaque fois qu'il le touchait lourdement du pied ; toutes les têtes, battant de haut en bas, suivaient le rythme de sa marche, avec amour, avec effroi, avec résignation, comme si, malgré les mouvements semblables, chacun se fût dévoilé en suivant ce départ cahotant. Tous restèrent la tête levée : la porte se refermait.
Un bruit de respirations profondes, le même que celui du sommeil, commença à monter du sol : respirant par le nez, les mâchoires collées par l'angoisse, immobiles maintenant, tous ceux qui n'étaient pas encore morts attendaient le sifflet.
Le lendemain.
Depuis plus de cinq minutes, Gisors regardait sa pipe. Devant lui, la lampe allumée « ça n'engage à rien », la petite boîte à opium ouverte, les aiguilles nettoyées. Dehors, la nuit ; dans la pièce, la lumière de la petite lampe et un grand rectangle clair, la porte ouverte de la chambre voisine où on avait apporté le corps de Kyo. Le préau avait été vidé pour de nouveaux condamnés, et nul ne s'était opposé à ce que les corps jetés dehors fussent enlevés. Celui de Katow n'avait pas été retrouvé. May avait rapporté celui de Kyo, avec les précautions qu'elle eût prises pour un très grand blessé. Il était là, allongé, non pas serein, comme Kyo, avant de se tuer, avait pensé qu'il deviendrait, mais convulsé par l'asphyxie, déjà autre chose qu'un homme. May le peignait avant la toilette funèbre, parlant par la pensée à la dernière présence de ce visage avec d'affreux mots maternels qu'elle n'osait prononcer de peur de les entendre elle-même. « Mon amour », murmurait-elle, comme elle eût dit « ma chair », sachant bien que c'était quelque chose d'elle-même, non d'étranger, qui lui était arraché ; « ma vie... » Elle s'aperçut que c'était à un mort qu'elle disait cela. Mais elle était depuis longtemps au delà des larmes.
« Toute douleur qui n'aide personne est absurde », pensait Gisors hypnotisé par sa lampe, réfugié dans cette fascination. « La paix est là. La paix. » Mais il n'osait pas avancer la main. Il ne croyait a aucune survie, n'avait aucun respect des morts ; mais il n'osait pas avancer la main.
Elle s'approcha de lui. Bouche molle, chavirée dans ce visage au regard perdu... Elle lui posa doucement les doigts sur le poignet.
- Venez, dit-elle d'une voix inquiète, presque basse. Il me semble qu'il s'est un peu réchauffé...
Il chercha les yeux de ce visage si douloureux, mais nullement égaré. Elle le regardait sans trouble, moins avec espoir qu'avec prière. Les effets du poison sont toujours incertains ; et elle était médecin. Il se leva, la suivit, se défendant contre un espoir si fort qu'il lui semblait que s'il s'abandonnait à lui il ne pourrait résister à ce qu'il lui fût retiré. Il toucha le front bleuâtre de Kyo, ce front qui ne porterait jamais de rides : il était froid, du froid sans équivoque de la mort. Il n'osait retirer ses doigts, retrouver le regard de May, et il laissait le sien fixé sur la main ouverte de Kyo, où déjà des lignes commençaient à s'effacer...
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