– Ce serait bon si vous connaissiez ces gens là.
– Bossange est mon petit-cousin à la mode de Bretagne.
Don Manoël et Beausire se regardèrent.
Il se fit un silence. Les deux Portugais aiguisaient leurs réflexions.
Tout à coup un des valets ouvrit la porte et annonça:
– MM. Bœhmer et Bossange!
Don Manoël se leva soudain et, d’une voix irritée:
– Renvoyez ces gens-là! s’écria-t-il.
Le valet fit un pas pour obéir.
– Non, chassez-les vous-même, monsieur le secrétaire, reprit l’ambassadeur.
– Au nom du Ciel! fit Ducorneau suppliant, laissez-moi exécuter l’ordre de monseigneur; je l’adoucirai, puisque je ne puis l’éluder.
– Faites, si vous voulez, dit négligemment don Manoël.
Beausire se rapprocha de lui au moment où Ducorneau sortait avec précipitation.
– Ah çà! mais cette affaire est destinée à manquer? dit don Manoël.
– Non pas, Ducorneau va la raccommoder.
– Il l’embrouillera, malheureux! Nous avons parlé portugais seulement chez les joailliers; vous avez dit que je n’entendais pas un mot de français. Ducorneau va tout gâter.
– J’y cours.
– Vous montrer, c’est peut-être dangereux, Beausire.
– Vous allez voir que non; laissez-moi plein pouvoir.
– Pardieu!
Beausire partit.
Ducorneau avait trouvé en bas Bœhmer et Bossange, dont la contenance, depuis leur entrée à l’ambassade, était toute modifiée dans le sens de la politesse, sinon dans celui de la confiance.
Ils comptaient peu sur la vue d’un visage de connaissance, et se faufilaient avec raideur dans les premiers cabinets.
En apercevant Ducorneau, Bossange poussa un cri de joyeuse surprise.
– Vous ici! dit-il.
Et il s’approcha pour l’embrasser.
– Ah! ah! vous êtes bien aimable, dit Ducorneau, vous me reconnaissez ici, mon cousin le richard. Est-ce parce que je suis à une ambassade?
– Ma foi! oui, dit Bossange, si nous avons été séparés un peu, pardonnez-le-moi, et rendez-moi un service.
– Je venais pour cela.
– Oh! merci. Vous êtes donc attaché à l’ambassade?
– Mais oui.
– Un renseignement.
– Lequel, et sur quoi?
– Sur l’ambassade même.
– J’en suis le chancelier.
– Oh! à merveille. Nous voulons parler à l’ambassadeur.
– Je viens de sa part.
– De sa part! pour nous dire?…
– Qu’il vous prie de sortir bien vite de son hôtel, et bien vite, messieurs.
Les deux joailliers se regardèrent penauds.
– Parce que, dit Ducorneau avec importance, vous avez été maladroits et malhonnêtes, à ce qu’il paraît.
– Écoutez-nous donc.
– C’est inutile, dit tout à coup la voix de Beausire, qui apparut fier et froid au seuil de la chambre. Monsieur Ducorneau, Son Excellence vous a dit de congédier ces messieurs. Congédiez-les.
– Monsieur le secrétaire…
– Obéissez, dit Beausire avec dédain. Faites!
Et il passa.
Le chancelier prit son parent par l’épaule droite, l’associé du parent par l’épaule gauche, et les poussa doucement dehors.
– Voilà, dit-il, c’est une affaire manquée.
– Que ces étrangers sont donc susceptibles, mon Dieu! murmura Bœhmer, qui était un Allemand.
– Quand on s’appelle Souza et qu’on a neuf cent mille livres de revenu, mon cher cousin, dit le chancelier, on a le droit d’être ce qu’on veut.
– Ah! soupira Bossange, je vous ai bien dit, Bœhmer, que vous êtes trop raide en affaires.
– Eh! répliqua l’entêté Allemand, si nous n’avons pas son argent, il n’aura pas notre collier.
On approchait de la porte de la rue.
Ducorneau se mit à rire.
– Savez-vous bien ce que c’est qu’un Portugais? dit-il dédaigneusement; savez-vous ce que c’est qu’un ambassadeur, bourgeois que vous êtes? Non. Eh bien! je vais vous le dire. Un ambassadeur favori d’une reine, M. Potemkine, achetait tous les ans, au 1er janvier, pour la reine, un panier de cerises qui coûtait cent mille écus, mille livres la cerise; c’est joli, n’est-ce pas? Eh bien! M. de Souza achètera les mines du Brésil pour trouver dans les filons un diamant gros comme tous les vôtres. Cela lui coûtera vingt années de son revenu, vingt millions; mais que lui importe, il n’a pas d’enfants. Voilà.
Et il leur fermait la porte, quand Bossange, se ravisant:
– Raccommodez cela, dit-il, et vous aurez…
– Ici, l’on est incorruptible, répliqua Ducorneau.
Et il ferma la porte.
Le soir même, l’ambassadeur reçut la lettre suivante:
«Monseigneur,
«Un homme qui attend vos ordres et désire vous présenter les respectueuses excuses de vos humbles serviteurs est à la porte de votre hôtel; sur un signe de Votre Excellence, il déposera dans les mains d’un de vos gens le collier qui avait eu le bonheur d’attirer votre attention.
«Daignez recevoir, monseigneur, l’assurance du profond respect, etc., etc.
«Bœhmer et Bossange.»
– Eh bien! mais, dit don Manoël en lisant cette épître, le collier est à nous.
– Non pas, non pas, dit Beausire; il ne sera à nous que quand nous l’aurons acheté; achetons-le!
– Comment?
– Votre Excellence ne sait pas le français, c’est convenu; et, tout d’abord, débarrassons-nous de M. le chancelier.
– Comment?
– De la façon la plus simple: il s’agit de lui donner une mission diplomatique importante; je m’en charge.
– Vous avez tort, dit Manoël, il sera ici notre caution.
– Il dira que vous parlez français comme M. Bossange et moi.
– Il ne le dira pas; je l’en prierai.
– Soit, qu’il reste. Faites entrer l’homme aux diamants.
L’homme fut introduit; c’était Bœhmer en personne, Bœhmer, qui fit les plus profondes gentillesses et les excuses les plus soumises.
Après quoi il offrit ses diamants, et fit mine de les laisser pour être examinés.
Don Manoël le retint.
– Assez d’épreuves comme cela, dit Beausire; vous êtes un marchand défiant; vous devez être honnête. Asseyons-nous ici et causons, puisque M. l’ambassadeur vous pardonne.
– Ouf! que l’on a du mal à vendre! soupira Bœhmer.
«Que de mal on se donne pour voler!» pensa Beausire.
Alors, M. l’ambassadeur consentit à examiner le collier en détail.
M. Bœhmer en montra curieusement chaque pièce, et en fit ressortir chaque beauté.
– Sur l’ensemble de ces pierres, dit Beausire, à qui don Manoël venait de parler en portugais, M. l’ambassadeur ne voit rien à dire; l’ensemble est satisfaisant.
«Quant aux diamants en eux-mêmes, ce n’est pas la même chose; Son Excellence en a compté dix un peu piqués, un peu tachés.
– Oh! fit Bœhmer.
– Son Excellence, interrompit Beausire, se connaît mieux que vous en diamants; les nobles portugais jouent avec les diamants, au Brésil, comme ici les enfants avec du verre.
Don Manoël, en effet, posa le doigt sur plusieurs diamants l’un après l’autre, et fit remarquer avec une admirable perspicacité les défauts imperceptibles que peut-être un connaisseur n’eût pas relevés dans les diamants.
– Tel qu’il est cependant, ce collier, dit Bœhmer un peu surpris de voir un si grand seigneur aussi fin joaillier, tel qu’il est, ce collier est la plus belle réunion de diamants qu’il y ait en ce moment dans toute l’Europe.
– C’est vrai, répliqua don Manoël.
Et sur un signe Beausire ajouta:
– Eh bien! monsieur Bœhmer, voici le fait: Sa Majesté la reine de Portugal a entendu parler du collier; elle a chargé Son Excellence de négocier l’affaire après avoir vu les diamants. Les diamants conviennent à Son Excellence; combien voulez vous vendre ce collier?
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