– Chut! ne divulguons rien jusqu’à ce que des ordres nouveaux soient venus de Lisbonne. Veuillez seulement, monsieur, me faire conduire à ma chambre à coucher, je tombe de fatigue. Vous vous entendrez avec mon secrétaire, il vous transmettra mes ordres.
Le chancelier s’inclina respectueusement devant Beausire, qui rendit un salut affectueux et dit d’un air courtoisement ironique:
– Parlez français, cher monsieur, cela vous mettra plus à l’aise, et moi aussi.
– Oui, oui, murmura le chancelier, je serai plus à l’aise, car je vous avouerai, monsieur le secrétaire, que ma prononciation…
– Je le vois bien, répliqua Beausire avec aplomb.
– Je profiterai de cette occasion, monsieur le secrétaire, puisque je trouve en vous un homme si aimable, se hâta de dire le chancelier avec effusion, je profiterai, dis-je, de l’occasion, pour vous demander si vous croyez que M. de Souza ne m’en voudra pas d’écorcher ainsi le portugais?
– Pas du tout, pas du tout, si vous parlez le français purement.
– Moi! dit le chancelier joyeusement, moi! un Parisien de la rue Saint Honoré!
– Eh bien! c’est à ravir, dit Beausire. Comment vous nomme-t-on? Ducorneau, je crois?
– Ducorneau, oui, monsieur le secrétaire; nom assez heureux, car il a une terminaison espagnole, si l’on veut. Monsieur le secrétaire savait mon nom; c’est bien flatteur pour moi.
– Oui, vous êtes bien noté là-bas; si bien noté, que cette bonne réputation nous a empêchés d’amener un chancelier de Lisbonne.
– Oh! que de reconnaissance, monsieur le secrétaire, et quelle heureuse chance pour moi que la nomination de M. de Souza.
– Mais M. l’ambassadeur sonne, je crois.
– Courons.
On courut en effet. M. l’ambassadeur, grâce au zèle de son valet de chambre, venait de se déshabiller. Il avait revêtu une magnifique robe de chambre. Un barbier, appelé à la hâte, l’accommodait. Quelques boites et nécessaires de voyage, assez riches en apparence, garnissaient les tables et les consoles.
Un grand feu flambait dans la cheminée.
– Entrez, entrez, monsieur le chancelier, dit l’ambassadeur qui venait de s’ensevelir dans un immense fauteuil à coussins, tout en travers du feu.
– Monsieur l’ambassadeur se fâchera-t-il si je lui réponds en français? dit le chancelier tout bas à Beausire.
– Non, non, allez toujours.
Ducorneau fit son compliment en français.
– Eh! mais c’est fort commode; vous parlez admirablement le français, monsieur du Corno.
«Il me prend pour un Portugais», pensa le chancelier ivre de joie.
Et il serra la main de Beausire.
– Çà! dit Manoël, pourra-t-on souper?
– Certes, oui, Votre Excellence. Oui, le Palais-Royal est à deux pas d’ici, et je connais un traiteur excellent qui apportera un bon souper pour Votre Excellence.
– Comme si c’était pour vous, monsieur du Corno.
– Oui, monseigneur… et moi, si Son Excellence le permettait, je prendrais la permission d’offrir quelques bouteilles d’un vin du pays, comme Votre Excellence n’en aura trouvé qu’à Porto même.
– Eh! notre chancelier a donc bonne cave? dit Beausire gaillardement.
– C’est mon seul luxe, répliqua humblement le brave homme, dont, pour la première fois, aux bougies, Beausire et don Manoël purent remarquer les yeux vifs, les grosses joues rondes et le nez fleuri.
– Faites comme il vous plaira, monsieur du Corno, dit l’ambassadeur; apportez-nous de votre vin, et venez souper avec nous.
– Un pareil honneur…
– Sans étiquette, aujourd’hui je suis encore un voyageur, je ne serai l’ambassadeur que demain. Et puis nous parlerons affaires.
– Oh! mais monseigneur permettra que je donne un coup d’œil à ma toilette.
– Vous êtes superbe, dit Beausire.
– Toilette de réception, non de gala, dit Ducorneau.
– Demeurez comme vous êtes, monsieur le chancelier, et donnez à nos préparatifs le temps que vous donneriez à prendre l’habit de gala.
Ducorneau ravi quitta l’ambassadeur et se mit à courir pour gagner dix minutes à l’appétit de Son Excellence.
Pendant ce temps, les trois coquins, enfermés dans la chambre à coucher, passaient en revue le mobilier et les actes de leur nouveau pouvoir.
– Couche-t-il à l’hôtel, ce chancelier? dit don Manoël.
– Non pas: le drôle a une bonne cave et doit avoir quelque part une jolie femme ou une grisette. C’est un vieux garçon.
– Le suisse?
– Il faudra bien s’en débarrasser.
– Je m’en charge.
– Les autres valets de l’hôtel?
– Valets de louage que nos associés remplaceront demain.
– Que dit la cuisine? que dit l’office?
– Morts! morts! L’ancien ambassadeur ne paraissait jamais à l’hôtel. Il avait sa maison en ville.
– Que dit la caisse?
– Pour la caisse, il faut consulter le chancelier: c’est délicat.
– Je m’en charge, dit Beausire: nous sommes déjà les meilleurs amis du monde.
– Chut! le voici.
En effet, Ducorneau revenait essoufflé. Il avait prévenu le traiteur de la rue des Bons-Enfants, pris dans son cabinet six bouteilles d’une mine respectable, et sa figure réjouie annonçait toutes les bonnes dispositions que ces soleils, la nature et la diplomatie, savent combiner pour dorer ce que les cyniques appellent la façade humaine.
– Votre Excellence, dit-il, ne descendra pas dans la salle à manger?
– Non pas, non pas, nous mangerons dans la chambre, entre nous, près du feu.
– Monseigneur me ravit de joie. Voici le vin.
– Des topazes! dit Beausire en élevant un des flacons à la hauteur d’une bougie.
– Asseyez-vous, monsieur le chancelier, pendant que mon valet de chambre dressera le couvert.
Ducorneau s’assit.
– Quel jour sont arrivées les dernières dépêches? dit l’ambassadeur.
– La veille du départ de votre… du prédécesseur de Votre Excellence.
– Bien. La légation est en bon état?
– Oh! oui, monseigneur.
– Pas de mauvaises affaires d’argent?
– Pas que je sache.
– Pas de dettes… Oh! dites… S’il y en avait, nous commencerions par payer. Mon prédécesseur est un galant gentilhomme pour qui je me porte garant solidaire.
– Dieu merci! monseigneur n’en aura pas besoin; les crédits ont été ordonnancés il y a trois semaines, et le lendemain même du départ de l’ex-ambassadeur, cent mille livres arrivaient ici.
– Cent mille livres! s’écrièrent à la fois Beausire et don Manoël, effarés de joie.
– En or, dit le chancelier.
– En or, répétèrent l’ambassadeur, le secrétaire, et jusqu’au valet de chambre.
– De sorte, dit Beausire, en avalant son émotion, que la caisse renferme…
– Cent mille trois cent vingt-huit livres, monsieur le secrétaire.
– C’est peu, dit froidement don Manoël; mais Sa Majesté heureusement a mis des fonds à notre disposition. Je vous l’avais bien dit, mon cher, ajouta t-il en s’adressant à Beausire, que nous manquerions à Paris.
– Hormis ce point que Votre Excellence avait pris ses précautions, répliqua respectueusement Beausire.
À partir de cette communication importante du chancelier, l’hilarité de l’ambassade ne fit que s’accroître.
Un bon souper, composé d’un saumon, d’écrevisses énormes, de viandes noires et de crèmes, n’augmenta pas médiocrement cette verve des seigneurs portugais.
Ducorneau, mis à l’aise, mangea comme dix grands d’Espagne, et montra à ses supérieurs comme quoi un Parisien de la rue Saint-Honoré traitait les vins de Porto et de Xérès en vins de Brie et de Tonnerre.
M. Ducorneau bénissait encore le Ciel de lui avoir envoyé un ambassadeur qui préférait la langue française à la langue portugaise, et les vins portugais aux vins de France; il nageait dans cette délicieuse béatitude que fait au cerveau l’estomac satisfait et reconnaissant, lorsque M. de Souza l’interpellant lui demanda de s’aller coucher.
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