– Seize cent mille livres, dit Bœhmer.
Beausire répéta le chiffre à son ambassadeur.
– C’est cent mille livres trop cher, répliqua don Manoël.
– Monseigneur, dit le joaillier, on ne peut évaluer les bénéfices au juste sur un objet de cette importance; il a fallu, pour composer une parure de ce mérite, des recherches et des voyages qui effraieraient si on les connaissait comme moi.
– Cent mille livres trop cher, repartit le tenace Portugais.
– Et pour que monseigneur vous dise cela, dit Beausire, il faut que ce soit chez lui une conviction, car Son Excellence ne marchande jamais.
Bœhmer parut un peu ébranlé. Rien ne rassure les marchands soupçonneux comme un acheteur qui marchande.
– Je ne saurais, dit-il après un moment d’hésitation, souscrire une diminution qui fait la différence du gain ou de la perte entre mon associé et moi.
Don Manoël écouta la traduction de Beausire et se leva.
Beausire ferma l’écrin et le remit à Bœhmer.
– J’en parlerai toujours à M. Bossange, dit ce dernier. Votre Excellence y consent-elle?
– Qu’est-ce à dire? demanda Beausire.
– Je veux dire que M. l’ambassadeur semble avoir offert quinze cent mille livres du collier.
– Oui.
– Son Excellence maintient-elle son prix?
– Son Excellence ne recule jamais devant ce qu’elle a dit, répliqua portugaisement Beausire; mais Son Excellence ne recule pas toujours devant l’ennui de marchander ou d’être marchandé.
– Monsieur le secrétaire, ne concevez-vous pas que je doive causer avec mon associé?
– Oh! parfaitement, monsieur Bœhmer.
– Parfaitement, répondit en portugais don Manoël, à qui la phrase de Bœhmer était parvenue, mais à moi aussi une solution prompte est nécessaire.
– Eh bien! monseigneur, si mon associé accepte la diminution, moi j’accepte d’avance.
– Bien.
– Le prix est donc dès à présent de quinze cent mille livres.
– Soit.
– Il ne reste plus, dit Bœhmer, sauf toutefois la ratification de M. Bossange…
– Toujours, oui.
– Il ne reste plus que le mode du paiement.
– Vous n’aurez pas à cet égard la moindre difficulté, dit Beausire. Comment voulez-vous être payé?
– Mais, dit Bœhmer en riant, si le comptant est possible…
– Qu’appelez-vous le comptant? dit Beausire froidement.
– Oh! je sais bien que nul n’a un million et demi en espèces à donner! s’écria Bœhmer en soupirant.
– Et d’ailleurs, vous en seriez embarrassé vous-même, monsieur Bœhmer.
– Cependant, monsieur le secrétaire, je ne consentirai jamais à me passer d’argent comptant.
– C’est trop juste.
Et il se tourna vers don Manoël.
– Combien Votre Excellence donnerait-elle comptant à M. Bœhmer?
– Cent mille livres, dit le Portugais.
– Cent mille livres, dit Beausire à Bœhmer, en signant le marché.
– Mais le reste? dit Bœhmer.
– Le temps qu’il faut à une traite de monseigneur pour aller de Paris à Lisbonne, à moins que vous ne préfériez attendre l’avertissement envoyé de Lisbonne à Paris.
– Oh! fit Bœhmer, nous avons un correspondant à Lisbonne; en lui écrivant…
– C’est cela, dit Beausire en riant ironiquement, écrivez-lui; demandez-lui si M. de Souza est solvable, et si Sa Majesté la reine est bonne pour quatorze cent mille livres.
– Monsieur… dit Bœhmer confus.
– Acceptez-vous, ou bien préférez-vous d’autres conditions?
– Celles que Monsieur le secrétaire a bien voulu me poser en premier lieu me paraissent acceptables. Y aurait-il des termes aux paiements?
– Il y aurait trois termes, monsieur Bœhmer, chacun de cinq cent mille livres, et ce serait pour vous l’affaire d’un voyage intéressant.
– D’un voyage à Lisbonne?
– Pourquoi pas?… Toucher un million et demi en trois mois, cela vaut-il qu’on se dérange?
– Oh! sans doute, mais…
– D’ailleurs, vous voyagerez aux frais de l’ambassade, et moi ou M. le chancelier, nous vous accompagnerons.
– Je porterai les diamants?
– Sans nul doute, à moins que vous ne préfériez envoyer d’ici les traites, et laisser les diamants aller seuls en Portugal.
– Je ne sais… je… crois… que… le voyage serait utile, et que…
– C’est aussi mon avis, dit Beausire. On signerait ici. Vous recevriez vos cent mille livres comptant, vous signeriez la vente, et vous porteriez vos diamants à Sa Majesté.
– Quel est votre correspondant?
– MM. Nunez Balboa frères.
Don Manoël leva la tête.
– Ce sont mes banquiers, dit-il en souriant.
– Ce sont les banquiers de Son Excellence, dit Beausire en souriant aussi.
Bœhmer parut radieux; son aspect n’avait pas conservé un nuage; il s’inclina comme pour remercier et prendre congé.
Soudain une réflexion le ramena.
– Qu’y a-t-il? demanda Beausire inquiet.
– C’est parole donnée? fit Bœhmer.
– Oui, donnée.
– Sauf…
– Sauf la ratification de M. Bossange, nous l’avons dit.
– Sauf un autre cas, ajouta Bœhmer.
– Ah! ah!
– Monsieur, cela est tout délicat, et l’honneur du nom portugais est un sentiment trop puissant pour que Son Excellence ne comprenne pas ma pensée.
– Que de détours! Au fait!
– Voici le fait. Le collier a été offert à Sa Majesté la reine de France.
– Qui l’a refusé. Après?
– Nous ne pouvons, monsieur, laisser sortir de France à tout jamais ce collier sans en prévenir la reine, et le respect, la loyauté même exigent que nous donnions la préférence à Sa Majesté la reine.
– C’est juste, dit don Manoël avec dignité. Je voudrais qu’un marchand portugais tînt le même langage que M. Bœhmer.
– Je suis bien heureux et bien fier de l’assentiment que Son Excellence a daigné m’accorder. Voilà donc les deux cas prévus: ratification des conditions par Bossange, deuxième et définitif refus de Sa Majesté la reine de France. Je vous demande pour cela trois jours.
– De notre côté, dit Beausire, cent mille livres comptant, trois traites de cinq cent mille livres mises dans vos mains. La boîte de diamants remise à M. le chancelier de l’ambassade ou à moi disposé à vous accompagner à Lisbonne, chez MM. Nunez Balboa frères. Paiement intégral en trois mois. Frais de voyage nuls.
– Oui, monseigneur, oui, monsieur, dit Bœhmer en faisant la révérence.
– Ah! dit don Manoël en portugais.
– Quoi donc? fit Bœhmer inquiet à son tour et revenant.
– Pour épingles, dit l’ambassadeur, une bague de mille pistoles pour mon secrétaire, ou pour mon chancelier, pour votre compagnon, enfin, monsieur le joaillier.
– C’est trop juste, monseigneur, murmura Bœhmer, et j’avais déjà fait cette dépense dans mon esprit.
Don Manoël congédia le joaillier avec un geste de grand seigneur.
Les deux associés demeurèrent seuls.
– Veuillez m’expliquer, dit don Manoël avec une certaine animation à Beausire, quelle diable d’idée vous avez eue de ne pas faire remettre ici les diamants? Un voyage en Portugal! Êtes-vous fou? Ne pouvait-on donner à ces bijoutiers leur argent et prendre leurs diamants en échange?
– Vous prenez trop au sérieux votre rôle d’ambassadeur, répliqua Beausire. Vous n’êtes pas encore tout à fait M. de Souza pour M. Bœhmer.
– Allons donc! Eût-il traité s’il eût eu des soupçons?
– Tant qu’il vous plaira. Il n’eût pas traité, c’est possible; mais tout homme qui possède quinze cent mille livres se croit au-dessus de tous les rois et de tous les ambassadeurs du monde. Tout homme qui troque quinze cent mille livres contre des morceaux de papier veut savoir si ces papiers valent quelque chose.
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