Déjà, en effet, on voyait à l’horizon rose sourdre cette vapeur grisâtre, qui n’est autre chose que l’humidité fuyant devant le soleil.
Dans les parterres, le givre tombait peu à peu des branches, et les petits oiseaux commençaient à poser librement sur les bourgeons déjà formés leurs griffes délicates.
La fleur d’avril, la ravenelle, courbée sous la gelée, comme ces pauvres fleurs dont parle Dante, levait sa tête noircissante du sein de la neige à peine fondue, et sous les feuilles de la violette, feuilles épaissies, dures et larges, le bouton oblong de la fleur mystérieuse lançait les deux follioles elliptiques qui précèdent l’épanouissement et le parfum.
Dans les allées, sur les statues, sur les rampes des grilles, la glace glissait en diamants rapides; elle n’était pas encore de l’eau, elle n’était déjà plus de la glace.
Tout annonçait la lutte sourde du printemps contre les frimas, et présageait la prochaine défaite de l’hiver.
– Si nous voulons profiter de la glace, s’écria la reine interrogeant l’atmosphère, je crois qu’il faut se hâter. N’est-ce pas, madame de Misery? ajouta-t-elle en se retournant, car voilà le printemps qui pousse.
– Votre Majesté avait envie depuis longtemps d’aller faire une partie sur la pièce d’eau des Suisses, répliqua la première femme de chambre.
– Eh bien! aujourd’hui même nous ferons cette partie, dit la reine, car demain peut-être, serait-il trop tard.
– Alors, pour quelle heure la toilette de Votre Majesté?
– Pour tout de suite. Je déjeunerai légèrement et je sortirai.
– Sont-ce là les seuls ordres de la reine?
– On s’informera si Mlle de Taverney est levée, et on lui dira que je désire la voir.
– Mlle de Taverney est déjà dans le boudoir de Sa Majesté, répliqua la femme de chambre.
– Déjà! demanda la reine, qui savait mieux que personne à quelle heure Andrée avait dû se coucher.
– Oh! madame, elle attend déjà depuis plus de vingt minutes.
– Introduisez-la.
En effet, Andrée entra chez la reine au moment où le premier coup de neuf heures sonnait à l’horloge de la cour de Marbre.
Déjà vêtue avec soin, comme toute femme de la cour qui n’avait pas le droit de se montrer en négligé chez sa souveraine, Mlle de Taverney se présenta souriante et presque inquiète.
La reine souriait aussi, ce qui rassura Andrée.
– Allez, ma bonne Misery, dit-elle; envoyez-moi Léonard et mon tailleur.
Puis, ayant suivi des yeux Mme Misery et vu la portière se fermer derrière elle:
– Rien, dit-elle à Andrée; le roi a été charmant, il a ri, il a été désarmé.
– Mais a-t-il su? demanda Andrée.
– Vous comprenez, Andrée, que l’on ne ment pas lorsqu’on n’a pas tort et que l’on est reine de France.
– C’est vrai, madame, répondit Andrée en rougissant.
– Et cependant, ma chère Andrée, il paraît que nous avons eu un tort.
– Un tort, madame, dit Andrée; oh! plus d’un, sans doute?
– C’est possible, mais enfin voilà le premier: c’est d’avoir plaint Mme de La Motte; le roi ne l’aime pas. J’avoue pourtant qu’elle m’a plu, à moi.
– Oh! Votre Majesté est trop bon juge pour que l’on ne s’incline pas devant ses arrêts.
– Voici Léonard, dit Mme de Misery en rentrant.
La reine s’assit devant sa toilette de vermeil, et le célèbre coiffeur commença son office.
La reine avait les plus beaux cheveux du monde, et sa coquetterie consistait à faire admirer ses cheveux.
Léonard le savait, et au lieu de procéder avec rapidité, comme il l’eût fait à l’égard de toute autre femme, il laissait à la reine le temps et le plaisir de s’admirer elle-même.
Ce jour-là, Marie-Antoinette était contente, joyeuse même: elle était en beauté; de son miroir, elle passait à Andrée, à qui elle envoyait les plus affectueux regards.
– Vous n’avez pas été grondée, vous, dit-elle, vous, libre et fière, vous de qui tout le monde a un peu peur parce que, comme la divine Minerve, vous êtes trop sage.
– Moi, madame, balbutia Andrée.
– Oui, vous, vous le rabat-joie de tous les étourneaux de la cour. Oh! mon Dieu! que vous êtes heureuse d’être fille, Andrée, et surtout de vous trouver heureuse de l’être.
Andrée rougit et essaya un triste sourire.
– C’est un vœu que j’ai fait, dit-elle.
– Et que vous tiendrez, ma belle vestale? demanda la reine.
– Je l’espère.
– À propos, s’écria la reine, je me rappelle…
– Quoi? Votre Majesté.
– Que, sans être mariée, vous avez cependant un maître depuis hier.
– Un maître, madame!
– Oui, votre cher frère; comment l’appelez-vous? Philippe, je crois.
– Oui, madame, Philippe.
– Il est arrivé?
– Depuis hier, comme Votre Majesté me faisait l’honneur de me le dire.
– Et vous ne l’avez pas encore vu? Égoïste que je suis, je vous ai arrachée à lui hier pour vous mener à Paris; en vérité, c’est impardonnable.
– Oh! madame, dit Andrée en souriant, je vous pardonne de grand cœur, et Philippe aussi.
– Est-ce bien sûr?
– J’en réponds.
– Pour vous?
– Pour moi et pour lui.
– Comment est-il?
– Toujours beau et bon, madame.
– Quel âge a-t-il maintenant?
– Trente-deux ans.
– Pauvre Philippe, savez-vous que voilà tantôt quatorze ans que je le connais, et que sur les quatorze ans j’ai été neuf ou dix ans sans le voir.
– Quand Votre Majesté voudra bien le recevoir, il sera heureux d’assurer à Votre Majesté que l’absence n’apporte aucune atteinte aux sentiments de respectueux dévouement qu’il avait voués à la reine.
– Puis-je le voir tout de suite?
– Mais dans un quart d’heure il sera aux pieds de Votre Majesté, si Votre Majesté le permet.
– Bien, bien – je le permets –, je le veux même.
La reine achevait à peine, que quelqu’un de vif, de rapide, de bruyant, glissa, ou plutôt bondit sur le tapis du cabinet de toilette et vint réfléchir son visage rieur et narquois dans la même glace où Marie-Antoinette souriait au sien.
– Mon frère d’Artois, dit la reine, ah! en vérité, vous m’avez fait peur.
– Bonjour à Votre Majesté, dit le jeune prince. Comment Votre Majesté a t-elle passé la nuit?
– Très mal, merci, mon frère.
– Et la matinée?
– Très bien.
– Voilà l’essentiel. Tout à l’heure je me suis bien douté que l’épreuve avait été supportée heureusement, car j’ai rencontré le roi qui m’a délicieusement souri. Ce que c’est que la confiance!
La reine se mit à rire. Le comte d’Artois, qui n’en savait pas plus, rit aussi pour un tout autre motif.
– Mais j’y pense, dit-il, étourdi que je suis, je n’ai seulement pas questionné cette pauvre demoiselle de Taverney sur l’emploi de son temps.
La reine se mit à regarder dans son miroir, grâce aux réflexions duquel rien de ce qui se passait dans la chambre ne lui échappait.
Léonard venait de terminer son œuvre, et la reine, délivrée du peignoir de mousseline des Indes, endossait sa robe du matin.
La porte s’ouvrit.
– Tenez, dit-elle au comte d’Artois, si vous avez quelque chose à savoir d’Andrée, la voici.
Andrée entrait en effet au moment même, tenant par la main un beau gentilhomme brun de visage, aux yeux noirs profondément empreints de noblesse et de mélancolie, un vigoureux soldat au front intelligent, au maintien sévère, pareil à l’un de ces beaux portraits de famille comme les a peints Coypel ou Gainsborough.
Philippe de Taverney était vêtu d’un habit gris foncé finement brodé d’argent, mais ce gris semblait noir, cet argent semblait du fer: la cravate blanche, le jabot blanc mat tranchaient sur la veste de couleur sombre, et la poudre de la coiffure rehaussait la mâle énergie du teint et des traits.
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