«Allons, allons, murmura Jeanne, le poisson mord de plus en plus.»
Jeanne avait raison, et l’hameçon était entré au plus profond de la proie.
Aussi, le lendemain, en sortant de la petite maison du faubourg Saint-Antoine, le cardinal se fit-il conduire directement chez Bœhmer.
Il comptait garder l’incognito, mais Bœhmer et Bossange étaient les joailliers de la cour, et aux premiers mots qu’il prononça, ils l’appelèrent monseigneur.
– Eh bien! oui, monseigneur, dit le cardinal; mais puisque vous me reconnaissez, tâchez au moins que d’autres ne me reconnaissent pas.
– Monseigneur peut être tranquille. Nous attendons les ordres de monseigneur.
– Je viens pour vous acheter le collier en diamants que vous avez montré à la reine.
– En vérité, nous sommes au désespoir, mais monseigneur vient trop tard.
– Comment cela?
– Il est vendu.
– C’est impossible, puisque hier vous avez été l’offrir de nouveau à Sa Majesté.
– Qui l’a refusé de nouveau, monseigneur, voilà pourquoi l’ancien marché subsiste.
– Et avec qui ce marché a-t-il été conclu? demanda le cardinal.
– C’est un secret, monseigneur.
– Trop de secrets, monsieur Bœhmer.
Et le cardinal se leva.
– Mais, monseigneur.
– Je croyais, monsieur, continua le cardinal, qu’un joaillier de la couronne de France devait se trouver content de vendre en France ces belles pierreries; vous préférez le Portugal, à votre aise, monsieur Bœhmer.
– Monseigneur sait tout! s’écria le joaillier.
– Eh bien! que voyez-vous d’étonnant à cela?
– Mais, si monseigneur sait tout, ce ne peut être que par la reine.
– Et quand cela serait? dit monsieur de Rohan sans repousser la supposition, qui flattait son amour-propre.
– Oh! c’est que cela changerait bien les choses, monseigneur.
– Expliquez-vous, je ne comprends pas.
– Monseigneur veut-il me permettre de lui parler en toute liberté?
– Parlez.
– Eh bien! la reine a envie de notre collier.
– Vous le croyez?
– Nous en sommes sûrs.
– Ah! et pourquoi ne l’achète-t-elle pas alors?
– Mais parce qu’elle a refusé au roi, et que revenir sur cette décision qui a valu tant d’éloges à Sa Majesté, ce serait montrer du caprice.
– La reine est au-dessus de ce que l’on dit.
– Oui, quand c’est le peuple, ou même quand ce sont des courtisans qui disent; mais quand c’est le roi qui parle…
– Le roi, vous le savez bien, a voulu donner ce collier à la reine?
– Sans doute; mais il s’est empressé de remercier la reine quand la reine a refusé.
– Voyons, que conclut M. Bœhmer?
– Que la reine voudrait bien avoir le collier sans paraître l’acheter.
– Eh bien! vous vous trompez, monsieur, dit le cardinal, il ne s’agit point de cela.
– C’est fâcheux, monseigneur, car c’eût été la seule raison décisive pour nous de manquer de parole à monsieur l’ambassadeur de Portugal.
Le cardinal réfléchit.
Si forte que soit la diplomatie des diplomates, celle des marchands leur est toujours supérieure… D’abord, le diplomate négocie presque toujours des valeurs qu’il n’a pas; le marchand tient et serre dans sa griffe l’objet qui excite la curiosité: le lui acheter, le lui payer cher, c’est presque le dépouiller.
Monsieur de Rohan, voyant qu’il était au pouvoir de cet homme:
– Monsieur, dit-il, supposez si vous voulez que la reine ait envie de votre collier.
– Cela change tout, monseigneur. Je puis rompre tous les marchés quand il s’agit de donner la préférence à la reine.
– Combien vendez-vous ce collier?
– Quinze cent mille livres.
– Comment organisez-vous le paiement?
– Le Portugal me payait un acompte, et j’allais porter le collier moi-même à Lisbonne, où l’on me payait à vue.
– Ce mode de paiement n’est pas praticable avec nous, monsieur Bœhmer; un acompte, vous l’aurez s’il est raisonnable.
– Cent mille livres.
– On peut les trouver. Pour le reste?
– Votre Éminence voudrait du temps? dit Bœhmer. Avec la garantie de Votre Éminence, tout est faisable. Seulement, le retard implique une perte; car, notez bien ceci, monseigneur: dans une affaire de cette importance, les chiffres grossissent d’eux-mêmes sans raison. Les intérêts de quinze cent mille livres font, au denier cinq, soixante-quinze mille livres, et le denier cinq est une ruine pour les marchands. Dix pour cent sont tout au plus le taux acceptable.
– Ce serait cent cinquante mille livres, à votre compte?
– Mais, oui, monseigneur.
– Mettons que vous vendez le collier seize cent mille livres, monsieur Bœhmer, et divisez le paiement de quinze cent mille livres qui resteront en trois échéances complétant une année. Est-ce dit?
– Monseigneur, nous perdons cinquante mille livres à ce marché.
– Je ne crois pas, monsieur. Si vous aviez à toucher demain quinze cent mille livres, vous seriez embarrassé: un joaillier n’achète pas une terre de ce prix-là.
– Nous sommes deux, monseigneur, mon associé et moi.
– Je le veux bien, mais n’importe, et vous serez bien plus à l’aise de toucher cinq cent mille livres chaque tiers d’année, c’est-à-dire deux cent cinquante mille livres chacun.
– Monseigneur oublie que ces diamants ne nous appartiennent pas. Oh! s’ils nous appartenaient, nous serions assez riches pour ne nous inquiéter ni du paiement, ni du placement à la rentrée des fonds.
– À qui donc appartiennent-ils alors?
– Mais, à dix créanciers peut-être: nous avons acheté ces pierres en détail. Nous les devons l’une à Hambourg, l’autre à Naples; une à Buenos-Ayres, deux à Moscou. Nos créanciers attendent la vente du collier pour être remboursés. Le bénéfice que nous ferons fait notre seule propriété; mais, hélas! monseigneur, depuis que ce malheureux collier est en vente, c’est-à-dire depuis deux ans, nous perdons déjà deux cent mille livres d’intérêt. Jugez si nous sommes en bénéfice.
Monsieur de Rohan interrompit Bœhmer.
– Avec tout cela, dit-il, je ne l’ai pas vu, moi, ce collier.
– C’est vrai, monseigneur, le voici.
Et Bœhmer, après toutes les précautions d’usage, exhiba le précieux joyau.
– Superbe! s’écria le cardinal en touchant avec amour les fermoirs qui avaient dû s’imprimer sur le col de la reine.
Quand il eut fini et que ses doigts eurent à satiété cherché sur les pierres les effluves sympathiques qui pouvaient lui être demeurées adhérentes:
– Marché conclu? dit-il.
– Oui, monseigneur; et de ce pas, je m’en vais à l’ambassade pour me dédire.
– Je ne croyais pas qu’il y eût d’ambassadeur du Portugal à Paris en ce moment?
– En effet, monseigneur, monsieur de Souza s’y trouve en ce moment; il est venu incognito.
– Pour traiter l’affaire, dit le cardinal en riant.
– Oui, monseigneur.
– Oh! pauvre Souza! Je le connais beaucoup. Pauvre Souza!
Et il redoubla d’hilarité.
Monsieur Bœhmer crut devoir s’associer à la gaieté de son client. On s’égaya longtemps sur cet écrin, aux dépens du Portugal.
Monsieur de Rohan allait partir.
Bœhmer l’arrêta.
– Monseigneur veut-il me dire comment se réglera l’affaire? demanda-t-il.
– Mais tout naturellement.
– L’intendant de monseigneur?
– Non pas; personne excepté moi; vous n’aurez affaire qu’à moi.
– Et quand?
– Dès demain.
– Les cent mille livres?
– Je les apporterai ici demain.
– Oui, monseigneur. Et les effets?
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