Alors une conversation ou plus justement une discussion, s’engage : Mattia me dit qu’il croit comprendre que notre cocher ne veut pas aller plus loin, parce qu’il ne connaît pas son chemin ; il demande des indications au clerc de Greth and Galley, et celui-ci continue à répondre qu’il n’est jamais venu dans ce quartier de voleurs : j’entends le mot thieves.
Assurément, ce n’est pas là Bethnal-Green.
Que va-t-il se passer ?
La discussion continue par le judas, et c’est avec une égale colère que le cocher et le clerc s’envoient leurs répliques par ce trou.
Enfin, le clerc après avoir donné de l’argent au cocher qui murmure, descend du cab, et de nouveau, il nous fait « psit, psit » ; il est clair que nous devons descendre à notre tour.
Nous voilà dans une rue fangeuse, au milieu du brouillard ; une boutique est brillamment illuminée, et le gaz reflété par des glaces, par des dorures et par des bouteilles taillées à facettes, se répand dans la rue, où il perce le brouillard jusqu’au ruisseau : c’est une taverne, ou mieux ce que les Anglais nomment un gin palace, un palais dans lequel on vend de l’eau-de-vie de genièvre et aussi des eaux-de-vie de toutes sortes, qui, les unes comme les autres, ont pour même origine l’alcool de grain ou de betterave.
— Psit ! psit ! fait notre guide.
Et nous entrons avec lui dans ce gin palace. Décidément, nous avons eu tort de croire que nous étions dans un misérable quartier ; je n’ai jamais vu rien de plus luxueux ; partout des glaces et des dorures, le comptoir est en argent. Cependant, les gens qui se tiennent debout devant ce comptoir ou appuyés de l’épaule contre les murailles ou contre les tonneaux sont déguenillés, quelques-uns n’ont pas de souliers, et leurs pieds nus qui ont pataugé dans la boue des cloaques, sont aussi noirs que s’ils avaient été cirés avec un cirage qui n’aurait pas encore eu le temps de sécher.
Sur ce beau comptoir en argent, notre guide se fait servir un verre d’une liqueur blanche qui sent bon, et, après l’avoir vidé d’un trait avec l’avidité qu’il mettait, quelques instants auparavant, à avaler le brouillard, il engage une conversation avec l’homme aux bras nus jusqu’au coude qui l’a servi.
Il n’est pas bien difficile de deviner qu’il demande son chemin, et je n’ai pas besoin d’interroger Mattia.
De nouveau nous cheminons sur les talons de notre guide ; maintenant la rue est si étroite que malgré le brouillard nous voyons les maisons qui la bordent de chaque côté ; des cordes sont tendues en l’air de l’une à l’autre de ces maisons, et çà et là des linges et des haillons pendent à ces cordes. Assurément ce n’est pas pour sécher qu’ils sont là.
Où allons-nous ? Je commence à être inquiet, et de temps en temps Mattia me regarde ; cependant il ne m’interroge pas.
De la rue nous sommes passés dans une ruelle, puis dans une cour, puis dans une ruelle encore ; les maisons sont plus misérables que dans le plus misérable village de France ; beaucoup sont en planches comme des hangars ou des étables, et cependant ce sont bien des maisons ; des femmes tête nue, et des enfants grouillent sur les seuils.
Quand une faible lueur nous permet de voir un peu distinctement autour de nous, je remarque que ces femmes sont pâles, leurs cheveux d’un blond de lin pendent sur leurs épaules ; les enfants sont presque nus et les quelques vêtements qu’ils ont sur le dos sont en guenilles : dans une ruelle, nous trouvons des porcs qui farfouillent dans le ruisseau stagnant, d’où se dégage une odeur fétide.
Notre guide ne tarde pas à s’arrêter ; assurément il est perdu ; mais à ce moment vient à nous un homme vêtu d’une longue redingote bleue et coiffé d’un chapeau garni de cuir verni ; autour de son poignet, est passé un galon noir et blanc ; un étui est suspendu à sa ceinture ; c’est un homme de police, un policeman.
Une conversation s’engage, et bientôt nous nous remettons en route, précédés du policeman ; nous traversons des ruelles, des cours, des rues tortueuses ; il me semble que çà et là des maisons sont effondrées.
Enfin nous nous arrêtons dans une cour dont le milieu est occupé par une petite mare.
— Red lion court, dit le policeman.
Ces mots que j’ai entendu prononcer plusieurs fois déjà signifient : « Cour du Lion-Rouge », m’a dit Mattia.
Pourquoi nous arrêtons-nous ? Il est impossible que nous soyons à Bethnal-Green ; est-ce que c’est dans cette cour que demeurent mes parents ? Mais alors ?…
Je n’ai pas le temps d’examiner ces questions qui passent devant mon esprit inquiet ; le policeman a frappé à la porte d’une sorte de hangar en planches et notre guide le remercie ; nous sommes donc arrivés.
Mattia, qui ne m’a pas lâché la main, me la serre, et je serre la sienne.
Nous nous sommes compris : l’angoisse qui étreint mon cœur étreint le sien aussi.
J’étais tellement troublé que je ne sais trop comment la porte à laquelle le policeman avait frappé nous fut ouverte, mais à partir du moment où nous fûmes entrés dans une vaste pièce qu’éclairaient une lampe et un feu de charbon de terre brûlant dans une grille, mes souvenirs me reviennent.
Devant ce feu, dans un fauteuil en paille qui avait la forme d’une niche de saint, se tenait immobile comme une statue un vieillard à barbe blanche, la tête couverte d’un bonnet noir ; en face l’un de l’autre, mais séparés par une table, étaient assis un homme et une femme ; l’homme avait quarante ans environ, il était vêtu d’un costume de velours gris, sa physionomie était intelligente mais dure ; la femme, plus jeune de cinq ou six ans, avait des cheveux blonds qui pendaient sur un châle à carreaux blancs et noirs croisé autour de sa poitrine ; ses yeux n’avaient pas de regard et l’indifférence ou l’apathie était empreinte sur son visage qui avait dû être beau, comme dans ses gestes indolents ; dans la pièce se trouvaient quatre enfants, deux garçons et deux filles, tous blonds, d’un blond de lin comme leur mère ; l’aîné des garçons paraissait être âgé de onze ou douze ans ; la plus jeune des petites filles avait trois ans à peine, elle marchait en se traînant à terre.
Je vis tout cela d’un coup d’œil et avant que notre guide, le clerc de Greth and Galley, eût achevé de parler.
Que dit-il ? Je l’entendis à peine et je ne le compris pas du tout ; le nom de Driscoll, mon nom m’avait dit l’homme d’affaires, frappa seulement mon oreille.
Tous les yeux s’étaient tournés vers Mattia et vers moi, même ceux du vieillard immobile ; seule la petite fille prêtait attention à Capi.
— Lequel de vous deux est Rémi ? demanda en français l’homme au costume de velours gris.
Je m’avançai d’un pas.
— Moi, dis-je.
— Alors, embrasse ton père, mon garçon.
Quand j’avais pensé à ce moment, je m’étais imaginé que j’éprouverais un élan qui me pousserait dans les bras de mon père ; je ne trouvai pas cet élan en moi. Cependant je m’avançai et j’embrassai mon père.
— Maintenant, me dit-il, voilà ton grand-père, ta mère, tes frères et tes sœurs.
J’allai à ma mère tout d’abord et la pris dans mes bras ; elle me laissa l’embrasser, mais elle-même elle ne m’embrassa point, elle me dit seulement deux ou trois paroles que je ne compris pas.
— Donne une poignée de main à ton grand-père, me dit mon père, et vas-y doucement : il est paralysé.
Je donnai aussi la main à mes deux frères et à ma sœur aînée ; je voulus prendre la petite dans mes bras, mais comme elle était occupée à flatter Capi, elle me repoussa.
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