Alors, me sentant un peu plus calme, je racontai à Mattia ce que j’avais appris sur Garofoli.
— Encore trois mois ! s’écria-t-il.
Et il se mit à danser un pas au milieu de la rue, en chantant.
Puis, tout à coup s’arrêtant et venant à moi :
— Comme la famille de celui-ci n’est pas la même-chose que la famille de celui-là ! voilà que tu te désolais parce que tu avais perdu la tienne, et moi voilà que je chante parce que la mienne est perdue.
— Un oncle, ce n’est pas la famille, c’est-à-dire un oncle comme Garofoli ; si tu avais perdu ta sœur Cristina, danserais-tu ?
— Oh ! ne dis pas cela.
— Tu vois bien.
Par les quais nous gagnâmes le passage d’Austerlitz, et comme mes yeux n’étaient plus aveuglés par l’émotion, je pus voir combien est belle la Seine, le soir, lorsqu’elle est éclairée par la pleine lune qui met çà et là des paillettes d’argent sur ses eaux éblouissantes comme un immense miroir mouvant.
Si l’hôtel du Cantal était une maison honnête, ce n’était pas une belle maison, et quand nous nous trouvâmes avec une petite chandelle fumeuse, dans un cabinet sous les toits, et si étroit que l’un de nous était obligé de s’asseoir sur le lit quand l’autre voulait se tenir debout, je ne pus m’empêcher de penser que ce n’était pas dans une chambre de ce genre que j’avais espéré coucher. Et les draps en coton jaunâtre, combien peu ils ressemblaient aux beaux langes dont mère Barberin m’avait tant parlé.
La miche de pain graissée de fromage d’Italie que nous eûmes pour notre souper, ne ressembla pas non plus au beau festin que je m’étais imaginé pouvoir offrir à Mattia.
Mais enfin, tout n’était pas perdu ; il n’y avait qu’à attendre.
Et ce fut avec cette pensée que je m’endormis.
Le lendemain matin, je commençai ma journée par écrire à mère Barberin pour lui faire part de ce que j’avais appris, et ce ne fut pas pour moi un petit travail.
Comment lui dire tout sèchement que son mari était mort ? Elle avait de l’affection pour son Jérôme ; ils avaient vécu durant de longues années ensemble, et elle serait peinée si je ne prenais pas part à son chagrin.
Enfin, tant bien que mal, et avec des assurances d’affection sans cesse répétées, j’arrivai au bout de mon papier. Bien entendu, je lui parlai de ma déception et de mes espérances présentes. À vrai dire, ce fut surtout de cela que je parlai. Au cas où ma famille lui écrirait pour avoir des nouvelles de Barberin, je la priais de m’avertir aussitôt, et surtout de me transmettre l’adresse qu’on lui donnerait en me l’envoyant à Paris, à l’hôtel du Cantal.
Ce devoir accompli, j’en avais un autre à remplir envers le père de Lise, et celui-là aussi m’était pénible, — au moins sous un certain rapport. Lorsqu’à Dreuzy j’avais dit à Lise que ma première sortie à Paris serait pour aller voir son père en prison, je lui avais expliqué que si mes parents étaient riches comme je l’espérais, je leur demanderais de payer ce que le père devait, de sorte que je n’irais à la prison que pour le faire sortir et l’emmener avec moi. Cela entrait dans le programme des joies que je m’étais tracé. Le père Acquin d’abord, mère Barberin ensuite, puis Lise, puis Étiennette, puis Alexis, puis Benjamin. Quant à Mattia, on ne faisait pour lui que ce qu’on faisait pour moi-même, et il était heureux de ce qui me rendait heureux. Quelle déception d’aller à la prison les mains vides et de revoir le père, en étant tout aussi incapable de lui rendre service que lorsque je l’avais quitté et de lui payer ma dette de reconnaissance !
Heureusement j’avais de bonnes paroles à lui apporter, ainsi que les baisers de Lise et d’Alexis, et sa joie paternelle adoucirait mes regrets ; j’aurais toujours la satisfaction d’avoir fait quelque chose pour lui, en attendant plus.
Mattia, qui avait une envie folle de voir une prison, m’accompagna ; d’ailleurs, je tenais à ce qu’il connût celui qui, pendant plus de deux ans, avait été un père pour moi.
Comme je savais maintenant le moyen à employer pour entrer dans la prison de Clichy, nous ne restâmes pas longtemps devant sa grosse porte, comme j’y étais resté la première fois que j’étais venu.
On nous fit entrer dans un parloir et bientôt le père arriva ; de la porte, il me tendit les bras.
— Ah ! le bon garçon, dit-il en m’embrassant, le brave Rémi !
Tout de suite je lui parlai de Lise et d’Alexis, puis comme je voulais lui expliquer pourquoi je n’avais pas pu aller chez Étiennette, il m’interrompit :
— Et tes parents ? dit-il.
— Vous savez donc ?
Alors il me raconta qu’il avait eu la visite de Barberin quinze jours auparavant.
— Il est mort, dis-je.
— En voilà un malheur !
Il m’expliqua comment Barberin s’était adressé à lui pour savoir ce que j’étais devenu : en arrivant à Paris, Barberin s’était rendu chez Garofoli, mais bien entendu il ne l’avait pas trouvé ; alors il avait été le chercher très loin, en province, dans la prison où Garofoli était enfermé, et celui-ci lui avait appris qu’après la mort de Vitalis, j’avais été recueilli par un jardinier nommé Acquin ; Barberin était revenu à Paris, à la Glacière, et là il avait su que ce jardinier était détenu à Clichy. Il était venu à la prison, et le père lui avait dit comment je parcourais la France, de sorte que si l’on ne pouvait pas savoir au juste où je me trouvais en ce moment, il était certain qu’à une époque quelconque je passerais chez l’un de ses enfants. Alors il m’avait écrit lui-même à Dreuzy, à Varses, à Esnandes et à Saint-Quentin ; si je n’avais pas trouvé sa lettre à Dreuzy, c’est que j’en étais déjà parti sans doute lorsqu’elle y était arrivée.
— Et Barberin, que vous a-t-il dit de ma famille ? demandai-je.
— Rien, ou tout au moins peu de chose : tes parents avaient découvert chez le commissaire de police du quartier des Invalides que l’enfant abandonné avenue de Breteuil avait été recueilli par un maçon de Chavanon, nommé Barberin, et ils étaient venus te chercher chez lui ; ne te trouvant pas, ils lui avaient demandé de les aider dans leurs recherches.
— Il ne vous a pas dit leur nom, il ne vous a pas parlé de leur pays ?
— Quand je lui ai posé ces questions, il m’a dit qu’il m’expliquerait cela plus tard ; alors je n’ai pas insisté, comprenant bien qu’il faisait mystère du nom de tes parents de peur qu’on diminuât le gain qu’il espérait tirer d’eux ; comme j’ai été un peu ton père, il s’imaginait, ton Barberin, que je voulais me faire payer ; aussi je l’ai envoyé promener, et depuis je ne l’ai pas revu ; je ne me doutais guère qu’il était mort. De sorte que tu sais que tu as des parents, mais par suite des calculs de ce vieux grigou, tu ne sais ni qui ils sont, ni où ils sont.
Je lui expliquai quelle était notre espérance, et il la confirma par toutes sortes de bonnes raisons :
— Puisque tes parents ont bien su découvrir Barberin à Chavanon, puisque Barberin a bien su découvrir Garofoli et me découvrir moi-même ici, on te trouvera bien à l’hôtel du Cantal ; restes-y donc.
Ces paroles me furent douces, et elles me rendirent toute ma gaieté : le reste de notre temps se passa à parler de Lise, d’Alexis et de mon ensevelissement dans la mine.
— Quel terrible métier ! dit-il, quand je fus arrivé au bout de mon récit, et c’est celui de mon pauvre Alexis ; ah ! comme il était plus heureux à cultiver les giroflées.
— Cela reviendra, dis-je.
— Dieu t’entende, mon petit Rémi !
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