Simenon, Georges - La tête d'un homme

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Quand une cloche, quelque part, sonna deux coups, le prisonnier était assis sur son lit et deux grandes mains noueuses étreignaient ses genoux repliés. L'espace d'une minute peut-être il resta immobile, comme en suspens, puis soudain, avec un soupir, il étendit ses membres, se dressa dans la cellule, énorme, dégingandé, la tête trop grosse, les bras trop longs, la poitrine creuse. Son visage n'exprimait rien, sinon l'hébétude, ou encore une indifférence inhumaine. Et pourtant, avant de se diriger vers la porte au judas fermé, il tendit le poing dans la direction d'un des murs.

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— Au moins dix jours…

Il demanda ensuite le meublé où le Tchèque occupait une chambre.

— A peu près une semaine ! répondit-on à la même question.

Il attira un bottin de la main, chercha la liste des POP et appela au téléphone celui du boulevard Raspail.

— Avez-vous un abonné du nom de Radek ?… Non ?… Il doit se faire adresser son courrier à des initiales… Ici la police… Ecoutez, mademoiselle… C’est un étranger, assez mal habillé, avec des cheveux roux très longs et crépus… Vous dites ?… Les initiales M. V. ?… Quand a-t-il reçu une lettre pour la dernière fois ?… Oui, informez-vous… J’attends… Ne coupez pas, s’il vous plaît…

On frappa à la porte. Il cria, sans se retourner :

— Entrez !…

— Allô, oui… Vous dites ?… Hier matin, vers neuf heures ?… La lettre est arrivée par la poste ?… Merci… Pardon ! Un moment… Elle était assez volumineuse, n’est-ce pas, comme si elle eût contenu une liasse de billets de banque…

— Pas trop mal !… grommela une voix derrière Maigret.

Celui-ci se retourna. Le Tchèque était là, l’air morne, avec, pourtant, une étincelle à peine perceptible dans les prunelles. Il poursuivit en s’asseyant :

— Il est vrai que c’était enfantin… Voilà donc maintenant que vous savez que j’ai reçu de l’argent hier matin au POP du boulevard Raspail. Cet argent était la veille dans la poche de ce pauvre Crosby… Mais est-ce Crosby lui-même qui l’a expédié ?… Là est toute la question…

— Le garçon de bureau vous a laissé passer ?

— Il était occupé avec une dame… J’ai fait comme si j’étais de la maison et j’ai vu votre carte de visite sur une porte… C’est malin !… Et dire que nous sommes dans les bureaux de la haute police !…

Maigret remarqua qu’il avait le visage fatigué, non comme un homme qui a passé une nuit sans sommeil, mais comme un malade qui vient d’avoir une crise. Il y avait des poches sous ses yeux. Les lèvres étaient décolorées.

— Vous avez quelque chose à me dire ?

— Je ne sais pas… Je voulais surtout prendre de vos nouvelles. Vous êtes bien rentré, cette nuit ?

— Merci !

Il aperçut, de sa place, le résumé que le commissaire avait composé pour préciser ses idées, et une ombre de sourire flotta sur ses lèvres.

— Vous connaissez l’affaire Taylor ? questionna-t-il à brûle-pourpoint. Il est vrai que vous ne lisez probablement pas les journaux américains… Desmond Taylor, un des metteurs en scène les plus connus de Hollywood, a été assassiné en 1922… Une bonne douzaine d’artistes de cinéma ont été soupçonnés, dont plusieurs jolies femmes… Tout le monde a été relâché… Or savez-vous ce qu’on écrit à la date d’aujourd’hui, après tant d’années ?… Je cite de mémoire, mais j’ai une mémoire excellente : « Depuis le commencement de l’enquête, la police a su qui a tué Taylor. Mais les preuves dont elle dispose sont si insuffisantes et si faibles que, même si le coupable venait se livrer lui-même, il serait obligé de fournir des preuves matérielles et d’amener des témoins afin de corroborer sa confession… »

Maigret regarda son interlocuteur avec étonnement, et celui-ci, croisant les jambes, allumant une cigarette, poursuivit :

— Remarquez que ces paroles ont été prononcées par le chef de la police en personne… Il y a un an de cela… Pas une syllabe ne m’est sortie de la tête… Et, bien entendu, on n’a jamais arrêté l’assassin de Taylor…

Le commissaire, feignant l’indifférence, se renversa dans son fauteuil, posa les pieds sur le bureau et attendit avec l’air dégagé de quelqu’un qui a le temps mais qui ne prend pas grand intérêt à la conversation.

— Au fait, vous êtes-vous décidé à vous renseigner sur William Crosby ?… Lors du crime, la police n’y a pas pensé, ou n’a pas osé…

— Vous m’apportez des renseignements ? fit Maigret du bout des lèvres.

— Si vous voulez ! Tout le monde, à Montparnasse, pourrait vous mettre au courant… D’abord, lors de la mort de sa tante, il avait plus de six cent mille francs de dettes, et Bob lui-même, de la Coupole, lui prêtait de l’argent… C’est souvent comme cela dans les grandes familles… Il a beau être le neveu de Henderson, il n’a jamais été très riche… Un autre de ses oncles est milliardaire… Un cousin est administrateur de la plus grande banque américaine… Mais son père a été ruiné voilà dix ans… Vous comprenez ?… Bref, il était le parent pauvre…

Par-dessus le marché, tous ses oncles et tantes ont des enfants, à part les Henderson…

Alors, il a passé son temps à attendre la mort du vieux, puis de Mme Henderson, qui avaient tous deux dans les soixante-dix ans…

Vous dites ?…

— Rien !

Le silence de Maigret gênait manifestement le Tchèque.

— Vous savez comme moi qu’à Paris, lorsqu’on porte un nom qui a une certaine valeur, on peut parfaitement vivre sans argent… Crosby était au surplus un garçon délicieux… Il n’a jamais rien fait, n’est-ce pas ?… Alors il avait une bonne humeur débordante… Il était comme un grand enfant heureux de vivre et de goûter à tout…

Surtout aux femmes !… Sans méchanceté… Vous avez vu Mme Crosby… Il l’aimait beaucoup…

N’empêche que… Heureusement qu’il existe chez les témoins de ces sortes de choses une véritable franc-maçonnerie… Je les ai vus prendre l’apéritif ensemble à la Coupole… Une petite femme attendait, faisait un signe à William… Il annonçait :

— Tu permets ?… Je fais une course dans le quartier…

Et tout le monde savait qu’il allait passer une demi-heure dans le premier hôtel de la rue Delambre…

Pas une fois ! Mais cent !… Et, naturellement, Edna Reichberg était sa maîtresse aussi, passait ses journées avec Mme Crosby, à lui faire des gentillesses… Et des tas d’autres !

Il ne pouvait rien leur refuser… Je crois qu’il les aimait toutes…

Maigret bâilla, s’étira.

— D’autres fois, ne sachant pas comment il paierait son taxi, il offrait des tournées de quinze cocktails à des gens qu’il connaissait à peine… Et il riait !… Jamais je ne l’ai vu soucieux… Imaginez un être qui a reçu dès son berceau le don de belle humeur, un être que tout le monde aime, qui aime tout le monde, à qui on pardonne tout, même des choses qu’on ne pardonnerait à personne !… Un être, en même temps, à qui tout réussit !… Vous n’êtes pas joueur ?… Vous ne savez pas ce que c’est de voir votre partenaire tirer sept, de retourner vos cartes et de montrer huit ?… Le coup suivant il tire huit et vous tirez neuf… Régulièrement !… Comme si cela se passait, non dans le domaine des pauvres réalités, mais dans le domaine du rêve…

Eh bien ! ça, c’était Crosby…

Quand il a hérité de quinze ou seize millions, il était moins une, car je crois bien qu’il avait imité la signature de quelques membres illustres de sa famille pour payer ses dettes…

— Il s’est tué ! prononça sèchement Maigret.

Alors le Tchèque eut un rire silencieux, impossible à analyser. Il se leva pour jeter sa cigarette dans la charbonnière, revint à sa place.

— Il ne s’est tué qu’hier , fit-il alors d’une façon énigmatique.

— Dites donc !…

La voix de Maigret, soudain, était bourrue. Et le commissaire, qui s’était levé, regardait Radek dans les yeux, de haut en bas.

Il y eut un silence presque angoissant. Enfin Maigret poursuivit :

— Qu’est-ce que vous êtes venu f… ici ?

— Causer… Ou, si vous préférez, vous offrir un coup de main… Avouez que vous auriez mis quelque temps à recueillir sur Crosby les renseignements que je viens de vous donner… En voulez-vous d’autres, aussi authentiques ?…

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