Ce piano était toujours ouvert, avec une Polonaise, de Chopin, sur le pupitre. Mme Popinga commençait à mordiller son mouchoir. Oosting remuait, dans le fond. Ses pieds bougeaient sans cesse sur le plancher couvert de sciure.
Il était huit heures et quelques minutes. Maigret se leva, se mit à marcher.
— Voulez-vous, monsieur Duclos, me résumer le thème de votre conférence ?
Mais Duclos resta incapable de parler. Ou plutôt il voulut commencer sa causerie textuelle. Il murmura, après des toussotements :
— Ce n’est pas à l’intelligente population de Delfzijl que je ferai l’injure de…
— Pardon ! Vous parliez de criminalité. Dans quel sens ?
— De la responsabilité des criminels…
— Et vous prétendez ?…
— Que c’est notre société qui est responsable des fautes qui se commettent dans son sein et qu’on appelle des crimes… Nous avons organisé la vie pour le plus grand bien de tous… Nous avons créé des classes sociales et il est nécessaire de faire entrer chaque individu dans l’une d’elles…
Il fixait le tapis vert, tout en parlant. Sa voix manquait de netteté.
— Cela suffit ! grogna Maigret. Je connais : « Il y a des individus d’exception, des malades ou des inadaptés… Ils se heurtent à des cloisons infranchissables… Ils sont rejetés de part et d’autre et échouent dans le crime… » Je suppose que c’est bien cela ?… Ce n’est pas nouveau… Conclusion : « Plus de prisons, mais des centres de rééducation, des hôpitaux, des maisons de repos, des cliniques… »
Duclos, renfrogné, ne répondit pas.
— Bref, vous avez dit cela en trois quarts d’heure, avec quelques exemples frappants… Vous avez cité Lombroso, Freud et compagnie.
Il regarda sa montre, s’adressa surtout au premier rang de chaises.
— Je vous demande d’attendre encore quelques minutes…
A ce moment précis, un des enfants Wienands se mit à pleurer. Et sa mère, trop nerveuse, le secoua pour le calmer. Wienands, voyant qu’elle n’arrivait à rien, prit le gosse sur ses genoux, commença par le caresser avec douceur, puis lui pinça le bras pour le faire taire.
Il fallait regarder la chaise vide, entre Any et Beetje, pour se souvenir qu’il s’agissait d’un drame. Et encore !
Est-ce que Beetje, avec sa figure saine, mais banale, méritait de jeter le trouble dans un ménage ?
Il n’y avait qu’une chose en elle pour attirer, et c’était la magie de cette mise en scène de souligner ainsi la vérité pure, de ramener les événements à leur crudité première : deux beaux seins, que la soie rendait plus aguichants, des seins de dix-neuf ans qui tremblaient à peine sous la blouse, juste de quoi les rendre plus vivants.
Un peu plus loin, Mme Popinga qui, même à dix-neuf ans, n’avait pas eu de seins pareils, Mme Popinga trop habillée, avec des couches de vêtements sobres, de bon ton, qui lui enlevaient tout attrait charnel.
Puis Any, pointue, laide, plate, mais énigmatique.
Popinga avait rencontré Beetje, un Popinga bon vivant, un Popinga qui avait tellement envie de savourer des bonnes choses !… Et il n’avait pas vu le visage de Beetje, ses yeux de faïence, il n’avait surtout pas deviné la volonté d’évasion qui se cachait derrière ce visage de poupée.
Il avait vu cette poitrine vivante, ce corps sain, attirant !
Mme Wienands, elle, n’était même plus femme. Elle était la mère, la ménagère. Elle était en train de moucher son gamin qui n’avait plus la force de pleurer.
— Je dois rester ici ? questionna Jean Duclos, de l’estrade.
— Je vous en prie…
Et Maigret s’approcha de Pijpekamp, lui dit quelques mots à voix basse. Le policier de Gronigen sortit un peu plus tard avec Oosting.
Des gens jouaient au billard dans le café. On entendait le heurt des billes.
Et, dans la salle, les poitrines étaient oppressées. Cela sentait la réunion spirite, l’attente de quelque chose d’effrayant. Any fut la seule à oser se lever soudain, à prononcer après avoir hésité un bon moment :
— Je ne vois pas où vous voulez en venir… C’est… c’est…
— Il est l’heure… Pardon ! Où est Barens ?…
Il n’y avait plus pensé. Il le trouva assez loin dans la salle, appuyé à un mur.
— Pourquoi n’avez-vous pas pris votre place ?
— Vous avez dit : comme l’autre soir…
Le regard était mobile, la voix haletante.
— L’autre soir, j’étais dans les places à cinquante cents, avec les autres élèves…
Maigret ne s’en occupa plus. Il alla ouvrir la porte communiquant avec un porche débouchant lui-même dans la rue et permettant de ne pas passer par le café. Il ne vit que trois ou quatre silhouettes dans l’obscurité.
— Je suppose que, la conférence finie, il y a eu un groupement au pied de l’estrade… Le directeur de l’école… Le pasteur… Quelques notables félicitant l’orateur…
Personne ne répondit, mais ces mots suffisaient à évoquer la scène : tous les rangs de spectateurs se dirigeant vers la sortie, les bruits de chaises, les conversations, et là, près de la scène, un groupe, des poignées de main, des éloges…
La salle se vidant… Le dernier groupe se dirigeant enfin vers la porte… Barens rejoignant les Popinga…
— Vous pouvez venir, monsieur Duclos…
Tout le monde se leva. Mais chacun avait l’air d’hésiter sur le rôle qu’il avait à jouer. On regardait Maigret. Any et Beetje feignaient de ne pas se voir. Wienands, gauche, emprunté, portait son plus jeune bébé.
— Suivez-moi…
Et, un peu avant la porte :
— Nous allons nous diriger vers la maison dans le même ordre que le jour de la conférence… Mme Popinga et M. Duclos…
Ils se regardèrent, hésitèrent, firent quelques pas dans la rue obscure…
— Mlle Beetje !… Vous marchiez avec Popinga… Allez toujours… Je vous rejoindrai tout à l’heure…
Elle osait à peine se diriger toute seule vers la ville et surtout elle craignait son père, gardé dans un coin de la salle par un policier.
— M. et Mme Wienands…
Ils furent les plus naturels, parce qu’ils devaient s’occuper des enfants.
— Mlle Any et Barens…
Ce dernier faillit éclater en sanglots, dut se mordre les lèvres, passa pourtant devant Maigret.
Alors le commissaire se tourna vers le policier qui gardait Liewens.
— Le soir du drame, à cette heure, il était chez lui. Voulez-vous l’y conduire et lui faire faire exactement ce qu’il a fait alors ?…
Cela ressemblait à un cortège mal réglé. Les premiers partis s’arrêtaient, se demandant s’ils devaient continuer leur route. Il y avait des hésitations, des haltes.
Mme Van Hasselt, de son seuil, assistait à la scène tout en répondant aux joueurs de billard qui lui parlaient.
La ville était aux trois quarts endormie, les boutiques closes. Mme Popinga et Duclos prirent directement le chemin du quai et l’on devinait que le professeur essayait de rassurer sa compagne.
Il y avait des alternatives de lumière et d’ombre, car les becs de gaz étaient espacés.
On distingua l’eau noire, les bateaux qui se balançaient, avec chacun un fanal dans la mâture. Beetje, sentant Any derrière elle, essayait de marcher d’une allure dégagée, mais le fait qu’elle était seule rendait cette attitude difficile.
Il y avait quelques pas entre chaque groupe. Cent mètres plus loin, on vit nettement le bateau d’Oosting, parce qu’il était le seul à être peint en blanc. Il n’y avait pas de lumière aux hublots. Le quai était désert.
— Voulez-vous vous arrêter tous à la place où vous êtes ? fit Maigret de façon à être entendu de tous les groupes.
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