— C’est ce que Pijpekamp vous a dit ce matin ?… Il vous a demandé par la même occasion comment on pourrait bien calmer mon ardeur brouillonne… Et vous lui avez dit qu’en France, les gens comme moi, on les a avec un bon déjeuner, voire avec un pourboire…
— Nous n’avons pas prononcé de phrases aussi précises…
— Savez-vous à quoi je pense, monsieur Jean Duclos ?
Maigret s’était arrêté pour mieux savourer le panorama du port. Un tout petit bateau, aménagé en boutique, allait de navire en navire, accostait péniches et voiliers, pétaradant et fumant de son moteur à essence, vendant du pain, des épices, du tabac, des pipes et du genièvre.
— Je vous écoute…
— Je pense que vous avez de la chance d’être sorti de la salle de bains avec le revolver à la main.
— C’est-à-dire ?…
— Rien ! Répétez-moi seulement que vous n’avez vu personne dans cette salle de bains.
— Je n’ai vu personne.
— Et vous n’avez rien entendu ?
Il détourna la tête.
— Je n’ai rien entendu de précis… Peut-être ai-je eu l’impression que quelque chose remuait sous le couvercle de la baignoire…
— Vous permettez ?… J’aperçois quelqu’un qui m’attend…
Et il se dirigea à grands pas vers la porte de l’Hôtel Van Hasselt, où l’on voyait Beetje Liewens qui arpentait le trottoir en guettant son arrivée.
Elle essaya de lui sourire, comme les autres fois, mais son sourire manqua d’entrain. On la sentait nerveuse. Elle continuait à observer la rue comme si elle eût craint de voir surgir quelqu’un.
— Il y a près d’une demi-heure que je vous attends.
— Voulez-vous entrer ?
— Pas dans le café, n’est-ce pas ?…
Dans le corridor, il hésita une seconde. Il ne pouvait pas non plus la recevoir dans sa chambre. Alors il poussa la porte de la salle de bal, vaste et vide, où les voix résonnèrent comme dans un temple.
A la lumière du jour, le décor de la scène était terne, poussiéreux. Le piano était ouvert. Il y avait une grosse caisse dans un coin et des chaises entassées jusqu’au plafond.
Derrière, des guirlandes en papier qui avaient dû servir pour un bal de société.
Beetje gardait son air de santé. Elle portait un tailleur bleu et sa poitrine était plus aguichante que jamais sous un chemisier de soie blanche.
— Vous avez pu sortir de chez vous ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle avait évidemment beaucoup de choses à dire, mais elle ne savait par où commencer.
— Je me suis sauvée ! déclara-t-elle enfin. Je ne pouvais plus rester. J’avais peur ! C’est la servante qui est venue me dire que mon père était furieux, qu’il serait capable de me tuer… Déjà il m’avait enfermée dans ma chambre, sans parler… Car il ne dit jamais rien quand il est en colère… L’autre nuit, nous sommes rentrés sans un mot… Il a fermé la porte à clé. Cet après-midi, la servante m’a parlé par la serrure… Il paraît qu’à midi il est revenu, tout pâle… Il a déjeuné, puis il s’est promené à grands pas autour de la ferme… Enfin il est parti sur la tombe de ma mère…
» Il y va chaque fois qu’il a une grande décision à prendre… Alors, j’ai cassé un carreau. La servante m’a passé un tournevis et j’ai dévissé la serrure…
» Je ne veux plus retourner là-bas… Vous ne connaissez pas mon père…
— Une question ! l’interrompit Maigret.
Et il regardait le petit sac en chevreau verni qu’elle tenait à la main.
— Combien d’argent avez-vous emporté ?
— Je ne sais pas… Peut-être cinq cents florins.
— Qui étaient dans votre chambre ?
Elle rougit, balbutia :
— Qui étaient dans le bureau… Je voulais d’abord aller à la gare… Mais il y a un policier en face… J’ai pensé à vous…
Ils étaient là comme dans une salle d’attente où il est impossible de créer une atmosphère intime, et ils ne songeaient même pas à prendre deux des chaises entassées pour s’asseoir.
Si Beetje était nerveuse, elle n’était pas affolée. Peut-être était-ce pour cela que Maigret la regardait avec une certaine hostilité, qui perça surtout dans sa voix lorsqu’il demanda :
— A combien d’hommes avez-vous déjà proposé de vous enlever ?
Elle perdit pied. Elle détourna la tête, balbutia :
— Qu’est-ce que vous dites ?…
— A Popinga d’abord… Etait-ce le premier ?
— Je ne comprends pas.
— Je vous demande si c’était votre premier amant…
Un assez long silence. Puis :
— Je ne croyais pas que vous seriez si méchant avec moi… Je venais…
— Etait-ce le premier ?… En somme, il y a un peu plus d’un an que cela dure… Mais avant cela ?…
— Je… j’ai flirté avec le professeur de gymnastique du lycée, à Groningen…
— Flirté ?…
— C’est lui qui… qui a…
— Bon ! Donc vous aviez déjà eu un amant avant Popinga… Pas d’autres ?…
— Jamais ! s’écria-t-elle avec indignation.
— Et vous avez été la maîtresse de Barens ?
— Ce n’est pas vrai… Je le jure !…
— Vous aviez des rendez-vous avec lui…
— … Parce qu’il était amoureux… Il osait à peine m’embrasser…
— Et, lors de votre dernier rendez-vous, celui-là qui a été interrompu par mon arrivée et par celle de votre père, vous lui avez offert de partir tous les deux…
— Comment savez-vous ?…
Il faillit éclater de rire ! C’était déroutant d’ingénuité ! Elle avait repris une partie de son sang-froid ! Elle parlait de ces choses-là avec une remarquable candeur !
— Il n’a pas voulu ?
— Il avait peur… Il me disait qu’il n’avait pas d’argent…
— Et vous lui proposiez d’en prendre chez vous… En bref, vous avez depuis longtemps la marotte de l’évasion… Votre grand objectif dans la vie est de quitter Delfzijl en compagnie d’un homme quelconque…
— Pas quelconque ! rectifia-t-elle, vexée. Vous êtes méchant ! Vous ne voulez pas comprendre !
— Mais si ! Mais si ! C’est même d’une simplicité enfantine ! Vous aimez la vie ! Vous aimez les hommes ! Vous aimez toutes les joies qu’il est possible de s’offrir…
Elle baissa les yeux, tripota son sac à main.
— Vous vous ennuyez dans la ferme modèle de votre papa ! Vous avez envie d’autre chose ! Vous commencez au lycée, à dix-sept ans, par le professeur de gymnastique… Impossible de le décider à partir… A Delfzijl, vous passez les hommes en revue et vous en découvrez un qui paraît plus audacieux que les autres… Popinga a voyagé… Il aime la vie aussi… Les préjugés le gênent aux entournures… Vous vous jetez à son cou…
— Pourquoi vous dites…
— J’exagère peut-être ! Mettons que, comme vous êtes une jolie fille, appétissante en diable, il vous fasse un brin de cour ! Mais un brin de cour timide, car il a peur des complications, peur de sa femme, d’Any, de son directeur, de ses élèves…
— Surtout d’Any !
— Nous en parlerons tout à l’heure… Il vous embrasse dans les coins… Je parierais qu’il n’avait pas même l’audace d’en désirer davantage… Seulement, vous croyez que c’est arrivé… Vous êtes tous les jours sur son chemin… Vous lui apportez des fruits chez lui… Vous vous incrustez dans le ménage… Vous vous faites reconduire en vélo et vous vous arrêtez derrière le tas de bois… Vous lui écrivez des lettres où vous lui dites votre volonté d’évasion…
— Vous avez lu ?
— Oui !
— Et vous croyez que ce n’est pas lui qui a commencé ?
Elle s’emballait.
— Au début, il me disait qu’il était très malheureux, que Mme Popinga ne le comprenait pas, qu’elle ne pensait qu’au qu’en-dira-t-on, que c’était une vie bête, et tout…
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