En se tournant à demi, on apercevait le château d’arrière. Devant, on voyait le pont tout entier, le gaillard d’avant et, tout près, la cabine de T.S.F.
L’eau clapotait. Le vapeur s’animait d’un mouvement insensible. Et, maintenant que les feux étaient allumés, que l’eau remplissait les chaudières, le bateau était plus vivant que les jours précédents.
N’était-ce pas P’tit Louis qui dormait, en bas, près des tas de charbon ?
À droite, le phare. Au bout d’une jetée, un feu vert ; un rouge à la pointe de l’autre. Et la mer : un grand trou noir qui exhalait une odeur forte.
Ce n’était pas à proprement parler un effort de réflexion. Maigret regardait tout ça lentement, pesamment, en essayant de faire vivre le décor, de le sentir. Et peu à peu, il créait en lui comme un état de fièvre.
— C’était une nuit pareille, plus froide parce que le printemps commençait à peine…
Le chalutier à la même place. Un filet de fumée au-dessus de la cheminée. Quelques hommes endormis.
Pierre Le Clinche qui, à Quimper, avait dîné chez sa fiancée. Atmosphère familiale. Marie Léonnec avait dû le reconduire jusqu’à la porte pour l’embrasser sans témoin.
Et il avait roulé toute la nuit, en troisième classe… Il reviendrait dans trois mois… Il la reverrait… Puis une nouvelle campagne et, l’hiver, aux alentours de Noël, le mariage…
Il n’avait pas dormi… Sa cantine était dans le filet… Elle contenait des provisions préparées par la maman…
À la même heure, le capitaine Fallut sortait de la petite maison de la rue d’Étretat, où M meBernard dormait.
Un capitaine Fallut bien nerveux, sans doute, et bien inquiet, bourrelé par avance de remords. Est-ce qu’il n’était pas convenu tacitement qu’un jour il épouserait sa logeuse ?
Or, tout l’hiver, il était allé au Havre, jusqu’à plusieurs fois par semaine, pour y retrouver une femme ! Une femme qu’il n’osait pas montrer à Fécamp ! Une femme qu’il entretenait ! Une femme qui était jeune, jolie, désirable, mais à qui sa vulgarité donnait quelque chose d’inquiétant.
Un homme sage, ordonné, méticuleux. Un modèle de probité, que les armateurs citaient en exemple et dont les papiers de bord constituaient de véritables chefs-d’œuvre de minutie !
Or, il allait, tout seul dans les rues endormies, vers la gare où Adèle débarquait. Peut-être hésitait-il encore ?
Mais trois mois ! Est-ce qu’il la retrouverait au retour ? N’était-elle pas trop vivante, trop avide de vie pour ne pas le tromper ?…
C’était une autre femme que M meBernard ! Elle ne passait pas son temps à arranger sa maison, à astiquer des cuivres et des parquets, à échafauder des projets d’avenir…
Non ! Une femme, celle-ci, dont il gardait sur la rétine des images qui le faisaient rougir, haleter.
Elle était là ! Elle riait, de son rire pointu, presque aussi sensuel que sa chair ! Cela l’amusait de naviguer, d’être cachée à bord, de vivre une aventure.
Mais ne devait-il pas l’avertir que l’aventure ne serait pas drôle ? Qu’au contraire ce voyage de trois mois dans une cabine close serait mortel ?…
Il se le promettait. Il n’osait pas ! Quand elle était là, quand elle riait, en gonflant sa poitrine, il ne pouvait plus rien dire de sensé.
— Tu vas m’embarquer en cachette, cette nuit ?…
Ils marchaient. Dans les cafés, et au Rendez-Vous des Terre-Neuvas , les pêcheurs faisaient la bombe avec l’avance qu’ils avaient touchée l’après-midi même.
Et le capitaine Fallut, menu, propret, pâlissait à mesure qu’il approchait du port, de son bateau… Il apercevait la cheminée… Sa gorge était sèche… N’était-il pas encore temps ?…
Mais Adèle était suspendue à son bras. Il la sentait, toute chaude, frémissante, contre son flanc…
Et Maigret, tourné vers le quai où il n’y avait personne, les imaginait tous les deux…
— C’est cela, ton navire ?… Ce qu’il peut sentir mauvais… Et il faut passer sur cette planche ?…
Ils la franchissaient. Le capitaine Fallut, anxieux, recommandait le silence.
— C’est avec cette roue qu’on dirige le bateau ?…
— Chut…
Ils descendaient l’escalier de fer. Ils étaient sur le pont. Ils pénétraient dans la cabine du capitaine. La porte se refermait.
— Oui ! c’est ainsi ! grommela Maigret. Ils sont là, tous les deux. C’est la première nuit à bord…
Il eût voulu arracher le rideau de la nuit, découvrir le ciel blême du petit jour, apercevoir les silhouettes de matelots titubant, lourds d’alcool, pour rallier le chalutier…
Le chef mécanicien arrivait d’Yport, par le premier train du matin. Le second officier venait de Paris. Le Clinche, de Quimper.
Les hommes s’agitaient sur le pont, se disputaient les couchettes dans le gaillard d’avant, riaient, changeaient de vêtements et réapparaissaient roidis dans les cirés.
Il y avait un gosse, le mousse Jean-Marie, que son père avait amené par la main et que les marins bousculaient en se moquant de ses bottes trop grandes, de ses yeux prêts à s’emplir de larmes…
Le capitaine était toujours chez lui. Sa cabine s’ouvrait enfin. Il en refermait la porte avec soin. Il était tout sec, tout pâle, les traits pointus.
— C’est vous le télégraphiste ?… Bien ! je vous donnerai des instructions tout à l’heure… En attendant, visitez le poste de T.S.F…
Des heures passaient. L’armateur était sur le quai. Des femmes et des mères apportaient encore des colis pour ceux qui partaient.
Fallut tremblait, à cause de cette cabine dont il ne fallait à aucun prix ouvrir la porte car Adèle, débraillée, bouche entrouverte, dormait en travers du lit.
Un peu de cet écœurement du petit matin, non seulement chez Fallut, mais chez ceux qui avaient fait le tour des bistrots de la ville et chez ceux qui avaient voyagé en chemin de fer.
Un à un, ils gagnaient le Rendez-Vous des Terre-Neuvas , avalaient des cafés arrosés.
— À la revoyure !… Si l’on revient !…
Un grand coup de sirène. Puis deux autres. Les femmes et les gosses, après une dernière étreinte, se précipitant vers la jetée. L’armateur serrant la main de Fallut.
Les aussières étaient larguées. Le chalutier glissait, s’éloignait du quai. Alors Jean-Marie, le mousse, étranglé par le trac, éclatait en sanglots, trépignait, voulait se précipiter à terre…
Fallut était à la place même de Maigret.
— Demi !… Cent cinquante tours !… En avant toute !…
Est-ce qu’Adèle dormait toujours ? Est-ce qu’elle n’allait pas s’inquiéter à la première houle ?
Fallut ne bougeait pas de la place qui était la sienne depuis tant d’années. Devant lui, c’était la mer, l’Atlantique…
Tous ses nerfs étaient tendus car il se rendait compte de la bêtise qu’il avait faite… Cela lui avait paru moins grave, à terre…
— Deux quarts à bâbord…
Et voilà que des cris éclataient, que le groupe de la jetée se précipitait en avant ! Un homme, grimpé au mât de charge pour dire adieu aux siens, était tombé sur le pont !
— Stop !… Arrière !… Stop…
Rien ne bougeait du côté de la cabine… Est-ce qu’il n’était pas encore temps de mettre la femme à terre ?…
Des canots s’approchaient. Le navire s’immobilisait entre les jetées. Une barque de pêche demandait le passage.
Mais l’homme était blessé. Il fallait l’abandonner. On le descendait dans un doris…
Des femmes, là-bas, en étaient bouleversées, parce qu’elles étaient superstitieuses ! Et le mousse, par surcroît, qu’il fallait empêcher de se jeter à l’eau tant il avait peur de partir !…
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