Simenon, Georges - L'ombre chinoise

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Il était dix heures du soir. Les grilles du square étaient fermées, la place des Vosges, avec les pistes luisantes des voitures tracées sur l'asphalte et le chant continu des fontaines, les arbres sans feuilles et la découpe monotone sur le ciel des toits tous pareils. Sous les arcades, qui font une ceinture prodigieuse à la place, peu de lumière. A peine trois ou quatre boutiques. Le commissaire Maigret vit une famille qui mangeait dans l'une d'elles, encombrée de couronnes mortuaires en perles. Il essayait de lire les numéros au-dessus des portes, mais à peine avait-il dépassé la boutique aux couronnes qu'une petite personne sortit de l'ombre. - C'est à vous que je viens de téléphoner ? Il devait y avoir longtemps qu'elle guettait. Malgré le froid de novembre, elle n'avait pas passé de manteau sur son tablier. Son nez était rouge, ses yeux inquiets.
[http://www.amazon.fr/Maigret-LOmbre-chinoise-Georges-Simenon/dp/2253142514](http://www.amazon.fr/Maigret-LOmbre-chinoise-Georges-Simenon/dp/2253142514)

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— Il ne lui a rien donné, évidemment !… Mais elle était remariée… »

Le visage de Martin s’était empourpré. Maigret le regardait avec étonnement, avec pitié. Car il comprenait que le bonhomme n’était pour rien dans cette thèse ahurissante. Il ne faisait que répéter ce qu’il avait dû entendre dire cent fois par sa femme.

Couchet était riche ! Elle était pauvre !… Donc… Mais le fonctionnaire tendait l’oreille.

« Vous n’avez rien entendu ? »

Ils gardèrent un moment le silence. On perçut vaguement un appel dans la chambre voisine. Martin alla ouvrir la porte.

« Qu’est-ce que tu lui racontes ? questionna Mme Martin.

— Mais… je…

— C’est le commissaire, n’est-ce pas ?… Que veut-il encore ?… »

Maigret ne la voyait pas. La voix était celle d’une personne couchée, très basse, mais qui n’en a pas moins tout son sang-froid.

« Le commissaire est venu prendre de tes nouvelles…

— Dis-lui qu’il entre… Attends ! Donne-moi une serviette mouillée et le miroir. Et le peigne…

— Tu vas encore t’énerver…

— Mais tiens donc le miroir droit !… Non ! Lâche-le plutôt… Tu n’es pas capable de… Enlève cette cuvette !… Ah ! les hommes… Dès que la femme n’est pas là, la maison ressemble à une écurie… Fais-le entrer, maintenant. »

La chambre était comme la salle à manger, morne et triste, mal meublée, avec une profusion de vieux rideaux, de vieux tissus, de carpettes décolorées. Dès la porte, Maigret sentit le regard de Mme Martin braqué sur lui, calme, extraordinairement lucide.

Sur le visage tiré, il vit naître un sourire doucereux de malade.

« Ne faites pas attention… dit-elle. Tout est dans un affreux désordre !… C’est à cause de cette crise… »

Et elle regardait tristement devant elle.

« Mais je vais mieux… Il faut que je sois rétablie demain, pour les obsèques… Est-ce bien demain ?…

— C’est demain, oui ! Vous êtes sujette à ces crises…

— J’en avais déjà étant petite fille… Mais ma sœur…

— Vous avez une sœur ?

— J’en avais deux… N’allez pas croire ce qui n’est pas… La plus jeune avait des crises aussi… Elle s’est mariée. Son mari était un vaurien et un beau jour il a profité d’une de ces crises pour la faire interner… Elle est morte une semaine plus tard…

— Ne t’agite pas !… supplia Martin, qui ne savait où se mettre, ni où regarder.

— Folle ? » questionna Maigret.

Et les traits de la femme redevenaient durs, sa voix mauvaise.

« C’est-à-dire que son mari voulait s’en débarrasser !… Moins de six mois plus tard, il en épousait une autre… Et tous les hommes sont les mêmes… On se dévoue, on se tue pour eux…

— Je t’en conjure !… soupira le mari.

— Je ne dis pas cela pour toi ! Quoique tu ne vailles pas mieux que les autres… »

Et Maigret, brusquement, sentit passer comme des effluves de haine. Ce fut bref. Ce fut confus. Et pourtant il était certain de ne pas se tromper.

« N’empêche que si je n’étais pas là… » poursuivit-elle.

Est-ce qu’il n’y avait pas une menace dans sa voix ? L’homme s’agitait dans le vide. Par contenance, il compta les gouttes d’une potion qu’il laissait tomber une à une dans un verre.

« Le docteur a dit…

— Je me moque du docteur !

— Pourtant, il faut… Tiens ! Bois lentement… Ce n’est pas mauvais… »

Elle le regarda, puis elle regarda Maigret, et enfin elle but, avec un haussement d’épaules résigné.

« Vous n’étiez vraiment venu que pour prendre de mes nouvelles ? prononça-t-elle avec méfiance.

— Je me rendais au laboratoire quand la concierge m’a dit…

— Vous avez découvert quelque chose ?

— Pas encore… »

Elle ferma les yeux, pour marquer sa fatigue. Martin regarda Maigret qui se leva.

« Enfin ! Je vous souhaite un prompt rétablissement… Vous allez déjà mieux… »

Elle le laissa partir. Maigret empêcha Martin de le reconduire.

« Restez près d’elle, je vous en prie. »

Pauvre type ! On eût dit qu’il avait peur de rester, qu’il se raccrochait au commissaire parce que, quand il y avait un tiers, c’était moins terrible.

« Vous verrez que ce ne sera rien… »

Tandis qu’il traversait la salle à manger, il entendit un glissement dans le couloir. Et il rejoignit la vieille Mathilde, au moment où elle allait rentrer chez elle.

« Bonjour, madame… »

Elle le regarda avec crainte, sans répondre, la main posée sur le bouton de la porte.

Maigret parlait bas. Il devinait l’oreille tendue de Mme Martin, qui était capable de se lever pour écouter aux portes à son tour.

« Je suis, comme vous le savez sans doute, le commissaire chargé de l’enquête… »

Il devinait déjà qu’il ne tirerait rien de cette femme au visage placide, si placide qu’il en était lunaire.

« Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Simplement vous demander si vous n’avez rien à me dire… Vous habitez la maison depuis longtemps ?

— Depuis quarante ans ! répliqua-t-elle sèchement.

— Vous connaissez tout le monde…

— Je ne parle à personne !

— J’ai pensé que vous avez peut-être vu ou entendu quelque chose… Quelquefois, un tout petit indice suffit à mettre la Justice sur la bonne piste… »

On bougeait à l’intérieur de la pièce. Mais la vieille tenait la porte obstinément close.

« Vous n’avez rien vu ?… »

Elle ne répondit pas.

« Et vous n’avez rien entendu ?

— Vous feriez mieux de dire au propriétaire de me faire installer le gaz…

— Le gaz ?

— Ils l’ont dans toute la maison. Mais moi, parce qu’il n’a pas le droit d’augmenter mon loyer, il me le refuse… Il voudrait me mettre dehors !… Il fait tout pour que je m’en aille… Mais il s’en ira le premier, les pieds devant !… Ça, vous pouvez le lui dire de ma part… »

La porte s’ouvrit, si peu qu’il semblait impossible à la grosse femme de passer par l’entrebâillement. Puis elle se referma et il n’y eut plus que des bruits feutrés dans la chambre.

« Vous avez votre carte ? »

Le valet de chambre en gilet rayé prit le bristol que Maigret lui tendait et disparut dans l’appartement qui était extraordinairement clair, grâce à des fenêtres de cinq mètres de haut comme on n’en trouve plus guère qu’aux immeubles de la place des Vosges et de l’île Saint-Louis.

Les pièces étaient immenses. Quelque part vrombissait un aspirateur électrique. Une nounou en blouse blanche, avec un joli voile bleu sur la tête, passait d’une chambre à l’autre, lançait un regard curieux au visiteur.

Une voix, tout près.

« Faites entrer le commissaire… »

M. de Saint-Marc était dans son bureau, en robe de chambre, ses cheveux argentés lissés avec soin. Il alla tout d’abord fermer une porte par laquelle Maigret eut le temps d’entrevoir un lit de style, le visage d’une jeune femme sur l’oreiller.

« Asseyez-vous, je vous en prie… Bien entendu, vous voulez me parler de cette horrible affaire Couchet… »

Malgré son âge, il donnait une impression de vigueur, de santé. Et l’atmosphère de l’appartement était celle d’une maison heureuse, où tout est clair et joyeux…

« J’ai été d’autant plus affecté par ce drame qu’il s’est déroulé à un moment très émouvant pour moi…

— Je suis au courant… »

Il y eut une petite flamme d’orgueil dans les yeux de l’ancien ambassadeur. Il était fier, à son âge, d’avoir un enfant.

« Je vous demanderai de parler bas, car je préfère cacher cette histoire à Mme de Saint-Marc… Dans son état, il serait regrettable… Mais, au fait, que vouliez-vous me demander ? Je ne connais guère ce Couchet… Je l’ai aperçu deux ou trois fois en passant dans la cour… Il appartenait à un des cercles où je vais de temps à autre, le Haussmann… Mais il ne devait guère y mettre les pieds… J’ai seulement relevé son nom sur l’annuaire paru récemment… Je crois qu’il était assez vulgaire, n’est-ce pas ?…

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