— Vous vous en tirerez peut-être avec deux ans, peut-être même les jurés vous accorderont-ils le sursis ?
— Je n’en ai pas besoin. Je suis fatigué. Deux ans de tranquillité, c’est bien. Et après ?
Sa femme leva la tête, mais n’alla pas jusqu’à le regarder.
— Après, Gassin, je prendrai un petit chaudron, le plus petit, comme l’Aigle 1…
Et, la gorge soudain serrée :
— Dis-moi quelque chose, nom de Dieu ! Tu ne comprends pas encore qu’il n’y a plus rien d’autre qui compte ?
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
Le vieux ne savait pas non plus. Il était abruti. Rien n’est plus déroutant qu’un drame qui fait long feu. Au point que, du coup, il reprenait ses allures timides et restait assis comme un visiteur pauvre, sans oser bouger.
Ducrau lui secouait les épaules.
— Tu vois ! On fera peut-être encore quelque chose ! Demain, tu partiras avec la Toison-d’Or. Puis, un beau jour, au moment où tu t’y attendras le moins, tu entendras crier ton nom, d’un remorqueur. Ce sera moi, en salopette ! Les types n’y comprendront rien du tout. On dira que j’ai fait des mauvaises affaires. Ce n’est pas vrai ! La vérité, c’est que je suis fatigué de traîner tout ça après moi…
Il éprouva le besoin de défier Maigret du regard.
— Vous savez, je pourrais encore nier, et il est probable que vous ne trouveriez pas de preuve ! C’est ce que je pensais faire. Si vous saviez ce que j’ai pu penser ! Quand je me suis trouvé blessé chez moi, avec la police sur pied, je me suis promis d’en profiter pour faire enrager tout le monde.
Malgré lui, il se tourna un instant vers sa fille et son gendre.
— C’était une occasion !
Il se passa la main sur le visage.
— Gassin ! cria-t-il, changeant d’idée, les yeux pétillants de malice.
Et, comme le vieux le regardait :
— C’est tout ? Tu ne m’en veux pas ? Tu sais, si tu veux ma femme à la place…
Il avait envie de pleurer, mais c’était impossible. Sûrement avait-il aussi envie d’embrasser son camarade. Il marcha vers la fenêtre, qu’il referma, tira les rideaux avec des gestes méthodiques de petit bourgeois.
— Écoutez, mes enfants. Il est onze heures. Je propose qu’on dorme tous ici et, demain matin, on s’en ira ensemble…
C’était surtout au commissaire que cela s’adressait, ainsi que la suite :
— Ne craignez rien. Je n’ai pas envie de m’enfuir, au contraire ! D’ailleurs, vous avez là-bas un inspecteur. Jeanne ! sers-nous un petit grog avant d’aller nous coucher…
Elle obéit comme une servante, lâchant ses aiguilles. Ce fut Ducrau qui gagna la porte de la cour et cria dans la nuit humide :
— Monsieur l’inspecteur ! Venez, votre patron vous demande…
Lucas était mouillé, ahuri, inquiet.
— Commencez par prendre un verre avec nous.
Si bien qu’en fin de soirée ils étaient tous debout autour de la table, un verre fumant à la main. Quand Ducrau tendit le sien pour trinquer avec Gassin, celui-ci ne tressaillit pas et but bruyamment.
— Il y a des draps dans les lits ?
— Je ne crois pas, dit Berthe.
— Va en mettre.
Un peu plus tard, il confiait à Maigret :
— Je n’en peux plus de fatigue, mais quand même, ça va mieux !
Les femmes trottinaient d’une chambre à l’autre, faisant les lits, cherchant une chemise de nuit pour chacun. Maigret, qui avait mis la cartouche dans sa poche, dit à Ducrau :
— Donnez-moi votre revolver et jurez-moi qu’il n’y en a pas d’autre dans la maison.
— Je le jure.
D’ailleurs, l’atmosphère n’était plus au drame. C’était plutôt l’atmosphère d’une maison mortuaire après l’enterrement, et le sentiment qui dominait était la lassitude. Une fois encore, l’armateur s’approcha de Maigret, et ce fut pour lui dire, en lui désignant l’ensemble de la maison :
— Vous voyez ! Même un soir comme celui-ci, ils parviennent à faire quelque chose de sordide !
Ses pommettes étaient plus rouges que d’habitude. Il devait avoir la fièvre. Il gravit l’escalier le premier, pour montrer le chemin. Des deux côtés d’un couloir s’alignaient des chambres quelconques, meublées à peu près comme des chambres d’hôtel. Ducrau désigna la première.
— C’est la mienne. Vous le croirez si vous voulez : je n’ai jamais pu dormir sans ma femme.
Celle-ci avait entendu. Elle cherchait des pantoufles pour Maigret, dans une armoire, et son mari lui donna une bourrade en disant :
— Ma pauvre vieille ! Allons ! je crois que je te ferai une petite place sur le chaudron.
Quand le jour commença à se lever, Maigret était accoudé à sa fenêtre, tout habillé, les épaules serrées dans une couverture, car la nuit avait été humide. Les graviers de la cour étaient encore mouillés et, s’il ne pleuvait plus, de grosses gouttes fluides tombaient encore de la corniche et des arbres.
La Seine était grise. Un remorqueur et ses quatre bateaux attendaient devant l’écluse. Très loin, au milieu d’une boucle de la rivière, on voyait graviter un autre train de péniches, entre deux lignes de forêt sombre.
La surface de l’eau blanchissait, et Maigret se débarrassa de sa couverture, mit de l’ordre dans sa toilette. Il ne s’était rien passé. Il n’avait rien entendu. Pour se rassurer davantage, il ouvrit la porte et trouva l’inspecteur Lucas debout dans le corridor.
— Tu peux entrer.
Lucas, pâle de fatigue, but de l’eau de la carafe et s’étira devant la fenêtre.
— Rien ! dit-il. Personne n’a bougé. C’est le jeune couple qui s’est endormi le plus tard. À une heure du matin, ils chuchotaient encore.
On vit arriver à vélo le chauffeur, qui n’habitait pas la maison.
— Je donnerais gros pour une tasse de café bien chaud, soupira Lucas.
— Va en faire !
On eût dit que son souhait avait été deviné. On perçut en effet un glissement dans le couloir, et Mme Ducrau, en peignoir, un madras sur la tête, s’avança sans bruit.
— Déjà levés ? s’étonna-t-elle. Je vais vite préparer le petit déjeuner.
Le drame n’avait pas eu de prise sur elle. Elle était la même qu’elle avait dû être toujours, triste et besogneuse.
— Reste quand même dans le corridor.
Maigret se lava à l’eau froide pour s’éveiller, et bientôt il vit en se retournant que le fleuve avait changé de couleur cependant que passait le train de bateaux déjà éclusé. Il y avait du rose au ciel, des chants d’oiseaux. Un moteur bourdonna, celui de la voiture que le chauffeur sortait du garage. Mais ce n’était pas encore le grand jour. On gardait, dans les moelles, la fraîcheur de la nuit, et le soleil n’avait pas donné sa vie au paysage.
— Patron, le voici…
C’était Ducrau qui sortait de sa chambre et qui entrait chez Maigret, les bretelles sur les reins, les cheveux non peignés, la chemise ouverte sur sa poitrine velue.
— Vous n’avez besoin de rien ? Vous ne voulez pas que je vous prête un rasoir ?
Il regarda la Seine, lui aussi, mais d’un autre œil, et constata :
— Tiens ! ils ont déjà recommencé le sable.
C’était à nouveau, en bas, le bruit du moulin à café.
— Dites donc, pour aller en prison, qu’est-ce que j’ai le droit d’emporter ?
Ce n’était pas une plaisanterie. Il parlait simplement.
— Si vous voulez, nous partirons tout de suite après le déjeuner et nous déposerons Gassin à bord, ce qui me permettra peut-être d’apercevoir Aline…
Il était vraiment énorme, et, en négligé, il avait l’air d’un ours, surtout quand les pantalons tire-bouchonnaient sur ses jambes.
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