— Vous avez vu ? demanda l’armateur à Maigret en désignant, du menton, la cour et la grille.
Il y avait un seul bec de gaz, qui éclairait un petit cercle juste à la poterne. Or, dans ce cercle, se dressait une silhouette immobile. C’était à peine à dix mètres. L’homme, appuyé à la grille, ne devait rien perdre de ce qui se passait dans la salle à manger inondée de lumière.
— C’est lui ! affirma Ducrau.
Maigret, qui avait de très bons yeux, devina une seconde silhouette un peu en arrière, sur la berge de la Seine. La servante, raidie par la peur, apportait de la viande et de la purée de pommes de terre pendant que le commissaire, qui avait tiré un carnet de sa poche et en avait arraché une feuille de papier, y traçait quelques mots.
— Vous permettez que j’use de votre domestique ? Merci. Mélie, je voudrais que vous traversiez la cour. Passé la grille, vous verrez d’abord un vieux bonhomme et vous ne vous en occuperez pas. À quelques mètres de lui, vous apercevrez une autre personne, un autre homme d’une trentaine d’années. Vous lui remettrez ce billet et vous attendrez la réponse.
La fille osait à peine bouger. Ducrau découpait le gigot. Mme Ducrau, qui était mal placée, faisait des efforts pour voir au-dehors.
— Saignant, commissaire ?
Sa main était sûre, son regard sans inquiétude, et pourtant, de son attitude, se dégageait quelque chose de pathétique qui dépassait le cadre de ce dîner et les personnages attablés.
— Tu as de l’argent de côté ? demanda-t-il soudain à Decharme.
— Moi ?… ne put que répondre celui-ci, abasourdi.
— Écoute… commença sa fille, qui tremblait d’impatience ou de colère.
— Toi, je te conseille de te taire. Et, surtout, reste assise, je t’en prie. Si je demande à ton mari s’il a des économies, c’est que j’ai mes raisons. Réponds !
— Bien entendu, je n’en ai pas.
— Tant pis ! Le gigot est ignoble. C’est toi qui l’as cuit, Jeanne ?
— C’est Mélie.
Son regard regagna la fenêtre, mais il ne pouvait pas voir grand-chose dans l’ombre, à peine la tache blanche du tablier de la servante qui revenait et qui, bientôt, remit un papier à Maigret. Il y avait des gouttelettes sur ses cheveux.
— Il pleut ?
— Tout fin, oui. Cela commence.
Lucas avait répondu sur le papier même du commissaire, si bien qu’on lisait de l’écriture de ce dernier : Est-il armé ? Et, en travers, un seul mot : Non.
On eût dit que Ducrau lisait à travers la feuille, car il demanda :
— Armé ?
Maigret hésita, hocha affirmativement la tête. Tout le monde avait entendu. Tout le monde avait vu. Mme Ducrau avalait sans la mâcher une bouchée de viande. Ducrau lui-même, qui crânait, épanouissait sa poitrine, mastiquait avec un faux appétit, avait eu un bref tressaillement.
— Nous parlions de tes économies…
Maigret comprit qu’il était lancé. Il avait trouvé son atmosphère. Désormais rien ne l’arrêterait, et il commença par repousser son assiette pour s’accouder plus solidement.
— Tant pis pour toi ! Suppose que tout à l’heure, ou demain, ou n’importe quand, je vienne à crever. Tu te dis que tu es riche, que je n’ai pas le droit, même si je le voulais, de déshériter ma femme et ma fille…
Sa chaise était renversée en arrière comme celle d’un convive qui, à la fin du dîner, raconte des histoires.
— Or, je vous affirme, moi, que vous n’aurez pas un sou !
Sa fille l’observait froidement, avec la volonté de comprendre, tandis que son mari mangeait d’un air appliqué.
Maigret, qui tournait le dos à la fenêtre, pensait que, de la place de Gassin, sous la pluie fine, la salle à manger claire devait apparaître comme un havre de quiétude familiale.
Ducrau, cependant, poursuivait, tandis que son regard sautillait d’un visage à l’autre :
— Vous n’aurez pas un sou parce que dans ce but j’ai signé un contrat qui ne sera valable qu’à ma mort par lequel je cède toutes mes affaires à la Générale. Quarante millions tout rond ! Seulement, ces quarante millions ne sont payables que dans vingt ans.
Il rit, mais il n’avait pas la moindre envie de rire, puis il se tourna vers sa femme.
— Tu seras morte, toi, ma vieille !
— Je t’en supplie, Émile.
Bien qu’elle se tînt droite et digne, on sentait qu’elle était à bout de forces, que d’un moment à l’autre elle pouvait osciller et tomber de sa chaise.
Maigret guetta, à cet instant, une trace d’émotion, d’hésitation chez Ducrau, mais celui-ci, au contraire, se durcit encore, peut-être parce qu’il était bien décidé à ne pas s’attendrir.
— Tu me conseilles encore de disparaître discrètement ? demanda-t-il à son gendre, dont la mâchoire tremblait.
— Je vous jure…
— Ne jure rien, va ! Tu sais bien que tu es une canaille, une vilaine petite canaille honnête, ce qui est le pire de tout. Ce que je me demande, c’est qui est le plus canaille, de ma fille ou de toi. Veux-tu que nous fassions un pari ? Voilà des semaines que vous nous jouez la comédie avec le gosse à naître. Eh bien ! si cela vous amuse, je vais appeler un médecin et je vous donne cent mille francs si Berthe est vraiment enceinte !
Mme Ducrau ouvrit de grands yeux qui entrevoyaient soudain la vérité, mais sa fille continua à fixer Ducrau avec un calme haineux.
— Voilà ! conclut celui-ci en se levant, la pipe aux dents. Une, deux, trois ! Une vieille bonne femme, une fille et un gendre ! À peine une toute petite tablée. Et c’est tout ce que j’ai, ou du moins ce que je devrais avoir à moi, avec moi…
Maigret, indifférent, reculait un peu sa chaise et bourrait sa pipe.
— Maintenant, je vais vous dire quelque chose, devant le commissaire, car peu importe. Il est tout seul, puisque des parents ne peuvent pas servir de témoins : c’est toujours ça !… Je suis un assassin ! J’ai tué, avec ces deux mains-là…
Sa fille sursauta. Son gendre se leva en balbutiant :
— Je vous en prie…
Sa femme, elle, ne bougea pas. Peut-être n’entendait-elle plus ? Elle ne pleurait pas. Elle avait le front posé sur ses mains jointes.
Ducrau marchait à pas lourds. Il allait d’un mur à l’autre en fumant sa grosse pipe.
— Vous voulez savoir pourquoi et comment j’ai zigouillé le type ?
Personne ne le lui demandait. C’était lui qui avait besoin de parler sans abandonner son attitude menaçante. Et brusquement, il se rassit juste en face de Maigret, lui tendit une main par-dessus la table.
— Je suis plus costaud que vous, n’est-ce pas ? N’importe qui l’affirmerait en nous voyant tous les deux. Pendant vingt ans, je n’ai rencontré personne pour me retourner le poignet. Tendez votre main !
Il la serra avec une telle frénésie que Maigret sentit l’envahir toute la fièvre poignante de son compagnon. Ce contact ne déchaînait-il pas en retour l’émotion de Ducrau, et la voix de celui-ci ne devenait-elle pas plus chaude ?
— Vous connaissez le truc ? C’est à qui rabattra le poing de l’autre sur la table. Défense de bouger le coude.
Les veines de son front saillaient, ses joues se violaçaient, et Mme Ducrau le regardait comme si elle n’eût pensé qu’à la congestion possible.
— Vous ne donnez pas toute votre force !
C’était vrai. Quand Maigret la donna, il fut étonné de sentir fondre la résistance de l’adversaire dont les muscles, à la moindre poussée, s’étaient relâchés. La main toucha la table et Ducrau resta un moment ainsi, le bras mou.
— C’est à cause de cela que tout est arrivé…
Il marcha vers la fenêtre, qu’il ouvrit, et l’haleine humide du fleuve pénétra dans la pièce.
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