-- Si je peux vous répondre...
A ce moment, on entendit des éclats de voix du côté de la villa. Une de ces voix, tout au moins, avait un accent méridional plus que prononcé. Et elle disait:
— Mais lâchez-moi, imbécile!... Vous ne voyez pas que vous êtes en train d'escagasser mon faux col?...
A la terrasse, les trois personnes se levèrent. En se retournant, on aperçut Cornélius, qui mesurait un mètre quatre-vingt-cinq et qui était plus large encore que Torrence, tenant par la peau du cou, littéralement, un bonhomme au poil brun et aux yeux jaunes, vêtu de noir comme en plein hiver.
— L'inspecteur Machère... eut le temps de souffler Mlle Berthe à l'oreille d'Emile.
L'inspecteur devait savoir qui était ce jeune homme et cette jeune fille, car il ricana:
— Vous avez beau appeler l'Agence 0 à la rescousse, vous n'empêcherez pas Machère de...
Cornélius parlait à son maître en néerlandais.
— Lâchez-le! Lui commanda celui-ci.
Et Machère essaya de refaire sa cravate, de remettre un peu d'ordre dans sa toilette.
— Vous voyez! conclut Moss. Dans notre pays, cela ne se passerait pas ainsi... Cornélius vient encore de le trouver dans ma salle de bains...
— Cela vous ennuie, n'est-ce pas?... Mais j'espère bien qu'il y aura des choses qui vous ennuieront davantage...
Cornélius s'était éloigné. Quand il revint, il était redevenu le valet de chambre correct et stylé qu'il était d'habitude et il tenait à la main un chapeau melon dont il enlevait la poussière avec sa manche.
— Le chapeau de Monsieur...
Machère l'enfonça sur sa tête.
On avait décidément choisi, pour s'occuper de cette affaire, une caricature de policier, et même une caricature de Méridional, un petit bonhomme bilieux, noir de poil, et qu'on aurait dit frotté d'ail, et qui arborait en plein été ce complet noir, ces souliers jaune et blanc et ce melon quasi préhistorique.
Avant de s'éloigner dans la direction de la barrière qui clôturait le jardin de la villa, il éprouva le besoin de lancer, dans l'attitude d'un grand premier traître des mélos de jadis:
— Vous ne perdez rien pour attendre, monsieur Moss!... Quant à vous, l'Agence O, nous nous retrouverons!...
Emile regarda Mlle Berthe, avec qui il travaillait depuis trois ans. Et, chose étrange, pour la première fois, il s'aperçut qu'elle était jolie et potelée à souhait.
II
Où l'on constate que le jeu de boules n'est pas ce qu'un
vain peuple pense, et où une « estanque » inattendue fait
plus que de longs discours
Il était cinq heures. On commençait à respirer après une journée étouffante. La petite plage du Lavandou était couverte de monde, à ne savoir où s'y étendre; sur la terrasse du casino, des couples dansaient mollement au son d'un orchestre en manches de chemise. Il est vrai que c'étaient des chemises de soie.
Sur ses shorts, Mlle Berthe, qui, prétendait-elle, n'avait rien d'autre à se mettre, avait passé ce qu'elle appelait une robe de plage. Cela avait pour effet de la déshabiller davantage, car cette robe, qui n'était retenue sur le devant que par un bouton à la taille, s'ouvrait à chaque pas et rendait beaucoup plus sensible la nudité des cuisses.
Enfin!... Drôle d'endroit et drôle d'atmosphère pour une enquête policière! Rien ne respirait le drame. Pourtant, une Jeune femme, qui deux jours plus tôt encore jouissait de l'été méditerranéen et se faisait brunir au soleil...
— Vous ne trouvez pas, mademoiselle Berthe, que les regards qu'on nous lance sont plutôt dénués de sympathie?
— C'est fatal! répliqua-t-elle sans s'émouvoir.
— Pourquoi?
— Parce que vous représentez le clan Moss... Déjà les gens d'ici n'aiment pas les milliardaires qui en mettent plein la vue avec leurs canots ultrarapides, gênent les pêcheurs et les canoës... Du moment que vous venez ici pour défendre Moss, vous êtes donc contre Joseph ou contre M. Larignan... Or ces deux-là sont du pays... Joseph tout au moins... Quant à M. Larignan, il y habite depuis dix ans et il a l'accent... Ajoutez à tout cela que l'ineffable inspecteur Machère fait campagne contre vous dans tous les cafés du pays et va jusqu'à prétendre que vous êtes un détective américain...
Ils se promenaient tous les deux le long du port, revenaient sous les pins maritimes de la place. Autour du kiosque à musique, deux parties de boules venaient de commencer, deux parties qui sont comme le pôle principal de l'existence du Lavandou.
D'un côté, la partie en pantalons de toile bleue et en espadrilles, comptant surtout les pêcheurs du cru, et parmi eux le maigre et ironique Joseph, qui porte un chandail rayé comme les marins de Toulon.
Ceux-là, on les appellerait volontiers les professionnels, par comparaison avec la partie des notables qui jouent de l'autre côté du kiosque, le receveur des postes, le patron de l'Hôtel de la Calanque, le commissaire de police, le président du syndicat d'initiative...
Un de ces personnages, le plus gros, qui ne quittera son casque colonial qu'au coucher du soleil, et dont les yeux sont abrités par des lunettes aux verres fumés, n'est autre que M. Larignan.
Emile, suivi de Mlle Berthe — ils forment ainsi un couple assez gentil, ma foi, et Mile Berthe serait bien contente si son compagnon daignait s'en apercevoir — Emile et Mlle Berthe, dis-je, vont d'un jeu à l'autre, se mêlent aux curieux qui commentent passionnément les coups.
Aucun doute n'est possible, il n'inspire pas la sympathie. A son approche, les gens auraient plutôt tendance à s'écarter. Quant à Joseph, il a été plus loin: à la vue de l'homme de l'Agence O, il a lancé ostensiblement, à deux ou trois mètres de lui, un long jet de salive.
Une demi-heure s'écoule de la sorte. Emile est de plus en plus soucieux. Dans l'ombre d'un petit bar qui fait le coin de la place, il peut apercevoir l'inspecteur Machère qui, au milieu d'un groupe d'habitués, pérore et gesticule, parlant à coup sûr du détective de Moss...
Un coup difficile, soudain... Les boules sont à plus de dix-huit mètres... C'est au « tireur » de sauver la situation, et le tireur n'est autre que Joseph... S'il rate son « estanque », c'est-à-dire si, par un coup de maître, il ne frappe pas la balle adverse et ne prend pas exactement sa place, la partie est perdue pour sa quadrette...
— Vas-y, Joseph!...
Joseph joue la petite comédie habituelle, soupèse sa boule, la frotte dans la terre pour la rendre moins glissante, crache un peu dessus, fait trois pas en courant, revient, recommence et enfin...
Sa boule est partie, mais elle frappe le sol à quarante centimètres au moins de la boule visée.
— Mal joué! Prononce quelqu'un à voix haute.
On se retourne avec ahurissement. Qui a osé porter un jugement aussi sévère sur l'as des as du Lavandou? Stupeur quand on constate que c'est ce gringalet de détective de Moss.
Joseph a cligné des yeux. Très calme, l'œil ironique, il s'avance d'une démarche chaloupée, car il aime à se faire encore plus mauvais garçon qu'il n'est. Il touche sa casquette et retire son mégot de ses lèvres.
— Pardon, monsieur...
Il exagère la politesse.
— Ce serait-il vous, par hasard, qui êtes envoyé par la fédération pour nous donner des leçons de boules?
Eclat de rire général.
— Ma foi, dit Emile avec humilité, cela n'est pas, mais cela pourrait être...
— Eh bien! Moi, mossieu, si vous « estanquez » cette boule-là, je paie une tournée générale, foi de Joseph...
Les bourgeois d'à côté ont été alertés et, laissant leurs boules en place, sont venus assister à la scène.
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